Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/137

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Ce cœur rebelle, une fois ouvert aux traits de l’amour, avait en même temps donné accès aux douces insinuations de l’amitié. Mon nouvel ami était don José d’Acunha, alors ministre de Portugal en Hollande. C’était un homme de beaucoup d’esprit, de plus d’originalité encore, assez d’instruction, un caractère de fer, un cœur magnanime, une ame ardente et très-haute. Une sorte de sympathie entre nos deux taciturnités nous avait déjà, pour ainsi dire, enchaînés l’un à l’autre à notre insu ; la franchise et la chaleur de nos deux âmes eut bientôt fait le reste. Je me trouvai donc à La Haye le plus heureux des hommes : c’était la première fois de ma vie qu’il m’arrivait de ne rien désirer au monde après mon ami et ma maîtresse. Amant et ami, et payé de retour des deux côtés, je ne respirais que sentimens tendres, parlant de ma maîtresse à mon ami, et de mon ami à ma maîtresse. Je goûtais ainsi des plaisirs très-vifs, incomparables, et jusque alors inconnus à mon cœur, quoique toujours il les eût cherchés en silence et entrevus confusément. Ce digne ami me donnait continuellement les plus sages conseils. Il eut surtout l’art, jamais je ne l’oublierai, de me faire rougir et de me dégoûter de la vie stupide et oisive que je menais, n’ouvrant jamais un livre, ignorant mille choses, étranger surtout à cette foule de grands poètes qui honorent l’Italie, et à ce petit nombre éminent de ses prosateurs et de ses philosophes, entre autres l’immortel Nicolò Macchiavel, dont je ne savais que le nom, génie que le préjugé noircit et défi-