Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Or de ces rues, on en voyait encore un très-grand nombre dans la partie basse de la ville, quoiqu’il se fût déjà écoulé quinze ans depuis cette déplorable catastrophe.

1772. Le souvenir de mon séjour à Lisbonne, où je ne restai que cinq semaines, me sera éternellement cher, parce que c’est là que je fis connaissance avec l’abbé Thomas de Caluso, frère cadet du comte Valperga de Masino, alors notre ministre en Portugal. Cet homme, d’une si rare distinction par son caractère, ses mœurs et sa science, me fit de Lisbonne un séjour de délices. Aussi, non content de le voir presque tous les jours à dîner chez son frère, j’aimais encore mieux passer en tête-à-tête avec lui les longues soirées de l’hiver, que de courir après les insipides divertissemens du grand monde. Avec lui, j’apprenais toujours quelque chose : sa bonté et son indulgence étaient extrêmes ; il avait l’art de m’alléger le poids et la honte de mon excessive ignorance, qui devait lui sembler d’autant plus importune et fâcheuse que, chez lui, le savoir était plus grand ; il était immense. Voilà ce qui ne m’était jamais arrivé avec le petit nombre de gens de lettres à qui j’avais eu affaire jusque alors : leur fatuité me les avait tous fait prendre en aversion. Pouvait-il en être autrement ? il n’y avait chez moi que l’orgueil d’égal à l’ignorance. Ce fut dans l’une de ces charmantes soirées, qu’au plus profond de mon âme et de mon cœur, je me sentis pour la poésie un élan véritablement lyrique de ravissement et d’enthousiasme ; mais ce ne fut qu’un éclair fugi-