Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/252

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mis moi-même en scène sous le nom de Zeusippe,




l’esprit. Nous avons, nous autres poètes, des besoins plus essentiels; et si j’étais riche, ce n’est pas ainsi que je voudrais récompenser votre cordiale amitié. Mais, croyez-moi, le génie ne fait pas fortune ; et à nous voir accouplés, on nous prendrait pour la discorde et l’envie, telles que les représentent les poètes et les peintres. Ah! c’est vraiment un dur métier que le nôtre. Comment faites-vous, Orphée, pour avoir une face si sereine et si enjouée? Jamais le Tasse, je le crois, jamais Pétrarque, jamais aucun des poètes les plus célèbres de l’Italie, n’eut une mine si fière, et un visage qui décelât mieux le contentement de soi-même. Moi, au contraire, pâle, sec, chétif et malade, je porte gravés sur le front les plus funestes attributs de la poésie malheureuse.

ORPHÉE.

Et tout cela vous sied à merveille. Ainsi doit être un poète tragique; toujourspensif, il doit regarder de travers , et traiter la faim en héros ; louer peu, et en secret; solliciter des récompenses dans ses épitres dédicatoires, choisir les plus hauts seigneurs pour leur dédier ses compositions, soit parce qu’ils s’y connaissent moins, soit parce qu’ils sont en mesure de se montrer plus généreux que les autres. Moi, au contraire, il me faut un visage de lyrique, grave, riant, jovial, moqueur, mais point gras, il ne serait plus poétique. A moi, il ne me faut qu’un sonnet, pour me faire un ami d’un amoureux transi qui veut louer sa maîtresse, mais qui, dans ses premières années, a par malheur oublié d’apprendre à lire. Moi, a^ec un épithalame, je m’invite adroitement à un dîner de noce, et là je fais poétiquement taire la faim pour plusieurs jours. Moi, avec un tout petit madrigal, une épigramme, que sais-je encore? avec quelques autres bagatelles de ce genre, je me fais des jours heureux