deux tragédies de Philippe II et de Polynice, que j’avais écrites en français et en prose, entre le mois de mars et le mois de mai de cette même année 1775, c’est-à-dire environ trois mois avant la représentation de Cléopâtre. Je les avais lues à quelques amis, et il m’avait paru qu’ils en étaient frappés. Je ne jugeais pas de l’impression que j’avais produite par le plus ou moins de louanges qu’ils me donnaient, mais par l’attention sincère, nullement commandée, qu’ils me prêtèrent d’un bout à l’autre, et par l’expression muette de leurs visages émus, qui en disait beaucoup plus que leurs paroles. Mais pour mon malheur, et il était grand, ces tragédies avaient été conçues, étaient nées en prose française, et j’avais à reprendre un long et pénible chemin, pour les faire passer dans la poésie italienne. Si je les avais écrites dans cette langue déplaisante et médiocre, ce n’était pas qu’elle me fût familière ou que j’eusse, le moins du monde, la prétention de la savoir ; mais pendant mes cinq années de voyage je n’avais parlé, je n’avais entendu que ce jargon-là, et il expliquait un peu mieux, ou, si l’on veut, il trahissait un peu moins ma pensée. Inhabile à parler quelque langue que ce fût, j’éprouvais précisément ce qui arriverait à l’un de ces fameux coureurs d’Italie qui, retenu malade dans son lit, et rêvant qu’il dispute le prix de la course à ses rivaux ou à ses inférieurs, s’apercevrait que pour remporter la victoire il ne lui manque que des jambes.
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