Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/337

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témoignage, l'éloge ou le blâme, que par opposition à celui des lèvres j'appellerais le témoignage de l'assiette, si l'expression n'était un peu triviale; mais je la trouve pittoresque et vraie. Je m'explique : toutes les fois que vous rassemblerez douze ou quinze personnes, mélangées, comme je l'ai dit, l'esprit général qui se formera dans cette réunion si diverse se rapprochera beaucoup en somme de celui qui s'établit dans le public d'un théâtre. Bien que ce petit nombre d'auditeurs n'ait pas payé sa place, et que la politesse leur commande de se composer un maintien, néanmoins le froid et l'ennui qui les gagnent en écoutant ne se dissimulent jamais bien, encore moins se peuvent-ils changer en une véritable attention, un intérêt passionné, une vive impatience de savoir comment l'action finira. L'auditeur ne pouvant, dans ce cas, ni commander à son visage, ni se clouer sur sa chaise, ces deux parties de l'homme indépendantes l'une de l'autre, son attitude et son visage, seront pour le lecteur de fidèles indices de ce qu'éprouvent ou n'éprouvent pas ceux qui l'écoutent. C'était-là à peu près exclusivement ce que j'observais toujours en lisant, et toujours il m'avait paru voir (sauf erreur de ma part) que pendant plus des deux tiers du temps qu'il fallait pour lire toute une tragédie, mes auditeurs étaient immobiles, constamment émus, attentifs, et pleins d'une inquiète ardeur d'arriver au dénouement ; ce qui prouvait assez que, même dans les sujets les plus connus, il restait suspendu, et laissait encore le spectateur indécis jusqu'à la fin.