Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/408

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et m’emporter sur un autre pour me rapporter ensuite sur le premier. Je crus véritablement que je ne pourrais y survivre. Il m’en coûtait beaucoup de mourir, de quitter ma bien-aimée ; mon ami, et de laisser, pour ainsi dire, à peine ébauchée, cette gloire qui depuis plus de dix ans m’avait coûté tant de rêves et tant de sueurs. Je sentais à merveille que de tous les écrits qu’on allait trouver après moi, aucun n’était fait et achevé, comme j’aurais cru pouvoir le faire et l’achever si Dieu m’en eût donné le temps. Ma consolation, puisque après tout il fallait mourir, c’était que du moins je mourrais libre, entre les deux personnes que j’aimais le plus au monde, et dont je croyais avoir et mériter l’amour et l’estime ; c’était de mourir enfin avant d’avoir essuyé, tant au moral qu’au physique, cette foule de maux que l’on rencontre sur le chemin de la vie, à mesure que l’on vieillit. J’avais fait part à mon ami de toutes mes intentions relativement à l’impression déjà commencée de mes tragédies, et il l’eût continuée à ma place. Lorsque plus tard je m’occupai sérieusement de cette impression qui dura bien trois années, le travail assidu, long et fastidieux auquel il fallut me livrer sur les épreuves me prouva clairement que si j’avais encore peu fait au moment où la mort venait m’interrompre, ce que je laissais en ce monde ne valait pas grand’chose, et que toute la peine que je m’étais donnée, avant celle qui m’attendait aux épreuves, était entièrement perdue, si celle-ci n’arrivait au secours de la première ; tant le coloris et