Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/53

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Cette année-là, il me tomba entre les mains, et je ne puis me souvenir comment, un Arioste, toutes ses œuvres en quatre petits volumes. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne l’achetai pas, n’ayant pas d’argent ; je ne le volai pas, me souvenant trop bien des choses que j’ai pu dérober. J’ai dans l’idée que je l’acquis volume par volume d’un de mes camarades, à qui je cédai en échange la moitié de poulet que l’on nous donnait à chacun le dimanche. Mon premier Arioste m’aurait ainsi coûté une paire des poulets en quatre semaines. Mais tout cela, je ne puis positivement me le certifier à moi-même, et à mon grand regret, car je serais heureux de savoir si la première fois que j’approchai mes lèvres des sources de la poésie, ce fut aux dépens de mon estomac, et en jeûnant du meilleur morceau qui fût servi sur notre table. Ce ne fut pas le seul marché que je fis, car cette bienheureuse moitié du poulet dominical, je me rappelle à merveille que je suis resté des six mois entiers sans la manger : je l’avais engagée en échange des histoires que nous racontait un certain Liguana, qui, grand mangeur de sa nature, aiguisait son esprit pour s’arrondir la panse, et n’admettait à l’entendre raconter que sur tribut de victuailles. Mais, de quelque manière que le livre fût tombé dans mes mains, j’eus un Arioste. Je le lisais çà et là, au hasard, et sans comprendre la moitié de ce que je lisais. Qu’on juge par là de ce que devaient être les études que j’avais faites jusque là. Moi, le prince des humanistes, moi qui traduisais les Géorgiques en prose italienne,