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LIVRE II. — CHAPITRE III.

vous savez bien qu’elle est faite pour des hommes, non pour des rats ; de même le monde est la demeure des dieux. Je le croirais, répond Carnéade, si j’étais sûr que le monde a été construit, et non pas formé par la nature. La nature suffit à tout expliquer. Toutes les parties de l’univers sont unies entre elles par un lien de parenté qu’on appelle συμπάθεια ; ce sont les forces de la nature qui maintiennent cet accord, et non les dieux.

S’il y a quelque chose, poursuit Chrysippe[1], que l’homme ne puisse pas faire, celui qui le fait est supérieur à l’homme ; l’homme n’a pu faire ce que nous voyons dans le monde ; le monde est donc l’œuvre d’un Dieu. Pourquoi d’un Dieu ? riposte Carnéade. Qu’est-ce qui prouve que cet être supérieur à l’homme soit semblable à lui et, comme lui, doué de raison ? Pourquoi ne serait-ce pas la nature ? Il faut une rare outrecuidance pour déclarer qu’à l’exception des Dieux, il n’y a dans la nature rien de meilleur que l’homme.

Les Dieux, dit-on, nous ont donné la raison, qui nous rend si supérieurs aux autres animaux. Quel admirable présent ! Ne voit-on pas des hommes qui tous les jours se servent de leur raison pour mieux préparer et perpétrer d’horribles crimes[2] ? Médée et Atrée auraient fait moins de mal s’ils avaient eu moins d’esprit. La raison n’est un bien que pour ceux qui en font un bon usage, mais combien y en a-t-il ? Les stoïciens avouent que pas une fois on n’a vu un sage accompli. Tout le mal, dit-on, vient du mauvais usage que nous faisons de la raison ; ce n’est pas la faute des Dieux. Déjanire non plus ne voulait pas faire de mal à Hercule quand elle lui envoya une tunique teinte du sang du centaure. Les hommes du moins sont excusables quand ils se

  1. Cic. De Nat. Deor., III, x, 25.
  2. Ibid., XXV, 65 et seq. M. Thiaucourt (loc. cit., p. 243) croit que Cicéron n’a « pas eu ici de modèle grec ou du moins qu’il s’en est inspiré très librement ». Qu’il s’en soit inspiré librement, c’est ce que prouvent en effet les nombreux passages latins qu’il cite. Mais quand au fond de l’argumentation, il nous semble indubitable qu’il est emprunté au modèle grec. Cicéron n’a guère apporté que des exemples et des citations. On voit presque comment le rapprochement s’est fait dans son esprit, quand il dit (XXIX, 72) : « Ille in synephebis academicorum more contra communem opinionem non dubitat pugnare ratione. »