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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

saient toute la physique et toute la dialectique, conduisaient tout droit au fatalisme et à la nécessite universelle. De ces propositions : Tout mouvement exige une cause, toute assertion, qu’elle porte sur le présent ou l’avenir, est vraie ou fausse, comment ne pas conclure que tout s’enchaîne, que tout événement quel qu’il soit dépend des événements antérieurs, par suite est déterminé d’avance, est certain, et peut être prédit ? Et dire que tout s’enchaine, que le Fatum est la loi suprême du monde, n’est-ce pas dire que tout arrive nécessairement, qu’il n’y a point de place pour la liberté ? Si on accorde les deux premières propositions (et comment s’y refuser ?), n’est-on pas entraîné de force à admettre la troisième et la quatrième ? C’est, en des termes un peu différents, l’éternel problème de la prescience divine et du libre arbitre.

Personne cependant ne voulait aller jusqu’au bout. Pour trouver des partisans de la nécessité universelle, il faut, suivant Cicéron[1], remonter à Héraclite, à Démocrite, à Empédocle et à Aristote. La morale, qui est le souci principal de toutes les écoles philosophiques postérieures à Aristote, la dialectique même, exigent que l’on fasse une place à la liberté, que quelque chose soit en notre pouvoir, que nous puissions accorder ou refuser notre assentiment. Autrement, à quoi bon discuter ? À quoi bon donner des préceptes de morale ?

Les stoïciens étaient fort embarrassés. Leur théorie de la divination, les principes de leur physique, leur théorie de l’unité de l’être, tout concourait à les contraindre de se prononcer pour le fatalisme ; aussi ne perdaient-ils aucune occasion d’affirmer l’enchaînement universel des phénomènes. Il fallait pourtant sauver la liberté. Pour y parvenir, Chrysippe imagina une distinction entre la fatalité et la nécessité. Une chose, suivant lui, peut être fatale, c’est-à-dire amenée par une série impossible à rompre d’événements antérieurs, sans être nécessaire ; il est possible logiquement qu’un événement futur n’arrive pas, quoiqu’il soit certain qu’il arrivera ; aussi peut-on le prédire

  1. De Fato, XVII, 39.