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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/170

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LIVRE II. — CHAPITRE III.

néade, Cicéron nous avertit qu’il ne la soutenait pas pour son propre compte, mais seulement pour faire pièce aux stoïciens, disserendi causa[1].

De ces témoignages opposés il semble résulter que Carnéade n’a professé aucune doctrine morale positive. Il défendait tantôt une opinion, tantôt une autre, suivant les hasards de la discussion. On pouvait s’y attendre, d’après tout ce que nous connaissons de sa philosophie, et c’est ce qui nous est confirmé par le passage où Cicéron[2] nous dit que son disciple préféré, Clitomaque, ne parvint jamais à savoir quelle était l’opinion de Carnéade. Nous aurions mauvaise grâce à être plus exigeants que Clitomaque. Si Carnéade a eu une doctrine morale, personne ne le saura jamais avec certitude.

Est-il admissible cependant qu’il ait refusé de faire aucune réponse à la question qui, de son temps, dominait toute la philosophie et même était toute la philosophie : comment faut-il gouverner sa vie ? Peut-on croire que le philosophe qui a fait une part à la probabilité, qui s’est éloigné sur ce point du pur scepticisme et s’en est éloigné plus qu’Arcésilas lui-même, ait laissé absolument indécise la question pratique par excellence ?

On pourrait bien dire que la seule règle de conduite qu’il recommandait était de s’attacher en toutes choses à la probabilité. Mais ce précepte semble encore insuffisant. Quelles sont les actions probables ? Au point de vue logique, on l’a vu, la probabilité est déterminée par la vivacité de la sensation et par l’accord des représentations entre elles. Mais, au point de vue pratique, quand il s’agit de faire un choix entre diverses actions, il semble bien que ces caractères soient insuffisants. Il faut bien avoir par devers soi une certaine conception du bonheur ou du bien, probable elle-même, sinon certaine, et ainsi reparaît l’idée de la fin ou la définition du bien, que Carnéade semble avoir voulu écarter.

  1. Ac., II, xlii, 131 ; Fin., V, vii, 90.
  2. Ac., II, xlv, 139 : « Clitomachus affirmabat nunquam se intelligere potuisse quid Carneadi probaretur. »