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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

point d’arguties. Il y a peut-être des erreurs : c’est un point sur lequel nous reviendrons tout à l’heure ; il n’y a pas de ces subtilités qui impatientent le lecteur ; il n’y a rien qu’un honnête homme ne puisse dire. Si le philosophe a quelquefois tort, il n’est pas toujours facile de le lui prouver. On ne trouvera rien dans toute son œuvre qui ressemble aux sophismes du tas, du voilé ou du cornu ; c'est lui au contraire qui reproche aux stoïciens les subtilités de leur dialectique, réellement captieuse en bien des cas. Il y a sous ce rapport une grande différence entre Carnéade et les pyrrhoniens. Ceux-ci, on le verra par la suite de ce travail, ne sont pas toujours très scrupuleux sur le choix de leurs arguments : Ils disent avec une sorte de ricanement que leurs raisons sont toujours assez bonnes pour des dogmatistes. L’impression qu’on garde de la lecture des discussions de Carnéade, c’est qu’il parle toujours sérieusement. On sent en lui, avec un art admirable, le souci d’éclairer et de convaincre ; il a le respect de lui-même, de son art et de ses auditeurs. Ce qui frappe le plus dans le peu que nous avons de lui, c’est une foule de comparaisons ingénieuses et spirituelles, empruntées à l’histoire ou à la mythologie, et qui donnent à sa pensée un relief et une netteté saisissante. Point de formules abstraites ; des exemples et des faits précis. On n’est pas un sophiste quand on a un tel souci de la clarté. Dira-t-on par hasard que dans le discours de Rome, l’argument tiré du conflit entre le juste et l’utile, l’idéal et le réel, n’est pas un argument sérieux, bien digne d’attirer et de fixer l’attention d’un philosophe ?

Un autre caractère distinctif du sophiste, c’est de changer d’opinion ou de n’en point avoir, au gré de son intérêt, de faire métier de son art, de battre monnaie avec ses doctrines : c’est bien là ce que disent Platon et Aristote. Or, nous ne trouvons rien de pareil chez Carnéade. On ne nous dit pas de lui, comme d’Arcésilas, qu’il ait été opulent ; il paraît avoir vécu fort simplement, en vrai philosophe. Il n’était pas ambitieux : l’ambassade à Rome était une lourde charge autant qu’un honneur ; il