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ÆNÉSIDÈME. — HÉRACLITÉISME.

relations en entités, des rapports en choses en soi. Il raisonne comme si le vrai, le sensible, l’intelligible étaient des êtres, des réalités : tout au moins il les regarde comme des propriétés positives ou intrinsèques que posséderaient les objets qu’on appelle vrais ou sensibles. Il faut bien avouer que le langage vulgaire, et même celui des philosophes, est de connivence avec lui. Ne parlons-nous pas à chaque instant de l’existence du vrai ? Les stoïciens allaient jusque faire de la vérité un corps. Il suffit pourtant d’un peu de réflexion pour comprendre que le vrai est une relation. Une chose ne recèle pas en elle-même la propriété d’être vraie ; elle ne la possède que si elle est mise en présence d’un esprit. La vérité suppose deux termes : une chose qui est, et une pensée où elle est représentée. Quoi d’étonnant si, après avoir considéré comme chose en soi ce qui ne peut être positivement conçu que comme un rapport, on arrive à prouver que cette chose n’existe pas ? Il est bien certain que le vrai n’est pas, si par là on entend une réalité indépendante de toute pensée. Et on en peut dire autant du sensible et de l’intelligible, qui ne sont aussi que des relations.

Peu importe, pourrait répondre le sceptique. Que le vrai soit un rapport ou une chose en soi, accordez-vous que là où se trouve le rapport exprimé par le mot sensible, là aussi se trouve le rapport exprimé par le mot vrai ? Vous l’accordez certainement si vous dites que le vrai est sensible ; et il faut bien que vous le disiez, à moins de soutenir qu’il est intelligible, et alors la même question se posera sous une forme un peu différente.

C’est ici que se découvre la seconde équivoque du sceptique : il entend dans un sens absolu des identités qui ne sont accordées que comme partielles et relatives. Nous accordons, naïvement et sans défiance, que le vrai est sensible ou intelligible. Que voulons-nous dire ? Simplement qu’il y a des choses vraies qui sont en même temps sensibles ou intelligibles. Ces deux qualités, vrai et sensible, vrai et intelligible, peuvent coexister dans un même objet. Vraie sous un point de vue, une chose est sensible sous un autre, et tous les deux à la fois. Elle est sensible, mais