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CONCLUSION.

n’ont pas toujours distingué les phases de leur argumentation aussi nettement que nous le faisons ici ; Sextus les mêle constamment. Mais, historiquement ces trois thèses se sont développées dans l’ordre même que nous indiquons. Les dix tropes, réunis par Ænésidème, connus avant lui, et les arguments plus subtils de Carnéade condamnent l’expérience : c’est une analyse psychologique. Puis Ænésidème démontre dialectiquement l’impossibilité de la science. Enfin, les cinq tropes d’Agrippa servent à établir logiquement qu’aucune vérité ne nous est accessible.

Ainsi enchaînés, ces trois arguments forment certainement le réquisitoire le plus redoutable qu’on ait jamais dirigé contre la raison humaine. Quelle est la valeur de chacun d’eux ?


Sur le premier point, pour établir que nous n’atteignons pas directement la réalité, la principale raison des sceptiques, celle dont ils ont tant abusé, est le trope du désaccord, la célèbre preuve tirée de la contradiction des opinions humaines. Ce médiocre lieu commun n’aurait pas eu une si brillante fortune, si souvent ses adversaires ne l’avaient fortifié par leur manière de le combattre. Presque toujours ils perdent leur temps à discuter pied à pied la question de fait, à pallier les contradictions, à chercher un accord entre des opinions opposées : c’est courir à un échec certain. Il faut passer condamnation sur la question de fait. C’est dans le raisonnement que le scepticisme montre toute sa faiblesse. Il est clair, en effet, que du désaccord des opinions et des systèmes on ne pourra conclure légitimement à l’impossibilité, pour l’esprit humain, d’atteindre la vérité qu’à une condition, c’est que ce désaccord ne puisse s’expliquer que s’il n’y a pas de vérité ou si elle nous est inaccessible. Or, on peut l’expliquer autrement. Il peut venir et il vient, en effet, non de ce que tous les hommes ne peuvent connaître la vérité, mais de ce qu’ils la cherchent mal ; il a pour origine un défaut de méthode. Objecte-t-on qu’il n’est pas vraisemblable que, pendant tant de siècles, l’esprit humain, avide de vérité, ait fait fausse route,