Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
403
CONCLUSION.

à concevoir sous tous les phénomènes extérieurs, des énergies, des forces analogues à celle que nous avons connue en nous-mêmes ? Si nous le faisons (et peut-être avons-nous le droit de le faire), au moins faut-il reconnaître que nous n’y sommes pas forcés : c’est une hypothèse qui nous est commode, c’est une explication que nous nous offrons à nous-mêmes, mais qui ne s’impose pas. La preuve qu’elle ne s’impose pas, c’est que la science moderne a dû l’éliminer : ses progrès datent du jour où la cause étant définie l’antécédent invariable d’un phénomène, on a exclu de la cause la notion de causalité transitive, c’est-à-dire vidé l’idée de son contenu et gardé le mot en changeant la chose. Enfin, fût-il avéré qu’il y a hors de nous des causes analogues au moi, toujours est-il que ce n*est certainement pas la connaissance directe de ces causes qui nous permet de prévoir leurs effets. Nous ne connaissons ces effets que par l’expérience ; c’est après que nous les rattachons à des causes.

Kant, convaincu plus que personne de la solidité de l’analyse de Hume, a bien essayé de ressaisir le principe de causalité. On sait comment ce philosophe, après avoir reconnu que ce principe est synthétique, soutient qu’il est en même temps a priori ; il en fait une loi de la pensée, une condition nécessaire que l’esprit impose aux phénomènes, sans laquelle les phénomènes n’auraient, pour ainsi dire, aucun accès même dans l’expérience. Cette théorie est déjà bien éloignée de celle que combattent les sceptiques, puisque Kant renonce expressément à l’idée de causalité transitive, puisque la loi de causalité s’applique, suivant lui, exclusivement à des phénomènes, et non aux choses en soi. Telle qu’elle est, elle se heurte pourtant encore à une difficulté insurmontable. Si la loi de causalité est imposée a priori par l’esprit aux phénomènes, il reste à rendre compte du détail de l’application de cette loi aux phénomènes. Un phénomène étant donné, il faut qu’il ait une cause, c’est-à-dire un antécédent invariable : quelle cause ? quel antécédent ? Voilà ce qu’aucun principe ne nous permettra jamais de savoir a priori. Que ce soit tel phénomène ou tel autre, les exigences de la