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la garçonne

Les jours qu’elle passa, jusqu’à la répétition des couturières, furent les plus sinistres qu’elle eût encore connus. Ils n’étaient qu’un pesant sommeil ou un interminable bâillement, entre la pause morbide des nuits, et la double asphyxie de l’opium et de la cocaïne. Elle ne mangeait plus, rassasiée aux premières bouchées. Un goût de cendre lui montait aux lèvres.

Elle se retrouvait, définitivement meurtrie par la dégringolade qu’était son apparente ascension, au même point de chute que le jour où, dans le vestibule de l’avenue Henri Martin, elle avait retrouvé, sur la civière, tante Sylvestre écrasée. Elle gisait au bas de la grande roche, sur les récifs. L’eau glacée tourbillonnait, furieuse, sous un ciel d’encre.

Si Mlle Tcherbalief ne l’avait contrainte, elle eût laissé Lair Sardanapale s’exhiber, ce soir-là, sur la terrasse assyrienne, sans mêler, aux bravos enthousiastes de la salle, son applaudissement machinal. Elle s’en voulait de la lâcheté de son geste, comme d’une abdication de plus. Mais quoi ? Elle n’en était pas à une veulerie près !…

Elle était en train de prendre une glace, au Napolitain, avec le baron Plombino, Ransom et Mme Bardinot, rencontrés à la sortie, quand, sur la banquette opposée, un homme, dont le regard venait d’attirer le sien, s’inclina, après une hésitation. Elle chercha : qui est-ce ?

Cet air de carnassier bilieux, ces yeux de chat et cette barbe rousse ?… Elle ne trouvait pas. Consciencieusement l’inconnu s’était remis, en rêvassant, à fumer sa courte pipe. Mais Fernand Dussol et sa femme, qui avaient fait sans bruit leur entrée, s’asseyaient à côté de l’inconnu… Elle comprit, bientôt,