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le cor

II


Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui[1].
Il reste seul debout, Olivier près de lui ;
L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.
« Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More[2] ;

« Tous tes Pairs sont couches dans les eaux des torrents. » —
Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
» Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
» Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. »

  1. Le récit de Vigny est fondé sur la Chronique des prouesses et faits d’armes de Charlemagne, attribué à l’archevêque Turpin, dont il avait pu lire le résumé dans la Bibliothèque Universelle des Romans, 1er livraison de juillet 1777, ou dans l’Histoire de Charlemagne, de Gaillard, 1782, t. III, p. 474. L’épisode avait été dramatisé par Marchangy dans un Chant funèbre en l’honneur de Rolland, inséré au t. III, p. 71, de la Gaule Poétique, 3e éd., 1819. Il semble bien que Vigny ait extrait de cette prose emphatique et prolixe, pour les recomposer sur un autre plan, quelques-unes des données essentielles de son poème : « Ce preux invincible dit à ses guerriers : Retournez à la patrie impatiente ; l’absence a trop longtemps désolé vos amours et refroidi la cendre de vos foyers hospitaliers ; partez, je marcherai le dernier, afin que, si les vaincus épars, se ralliant au cri de la vengeance, veulent suivre en les menaçant nos illustres bannières, ils rencontrent l’écueil de mon bouclier… — Oui, nous te précédons, lui répondent ses compagnons… Allons suspendre des lauriers aux portes de nos temples ; allons accorder les lyres et tresser les couronnes des festins… Tout à coup un bruit sourd fait retentir la triple chaîne des échos sonores. Le preux, sans s’effrayer, lève les yeux et voit la cime des monts hérissée de soldats nombreux. Forts de leur nombre, et plus encore de leurs postes inexpugnables, les lâches crient au héros qu’il faut mourir… Leurs carquois s’épuisent, mais ils arrachent les mélèzes, les sapins et les cyprès ; ils font rouler des rochers énormes, qui, dans leur chute, détournent le cours des torrents, entraînent les neiges amoncelées… Ses compagnons ont disparu ; mais sanglant, mutilé, il se montre encore debout, et c’est lui qui menace… Les débris qu’on lui lance, les troncs d’arbres, les éclats des pics fracassés, les éboulements des
  2. Var : O, Rolland, O, le Maure.