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poèmes antiques et modernes

Seriez-vous étonnes, et vos fidèles bras
Seraient-ils moins ardents à servir les ingrats ?
Vous seriez-vous flattés qu’on trouvât sur la terre
La palme réservée au martyr volontaire ?
Hommes toujours déçus, j’en appelle à vous tous :
Interrogez vos cœurs, voyez autour de vous ;
Rappelez vos liens, vos premières années,
Et d’un juste coup d’œil sondez nos destinées[1].
Amis, frères, amants, qui vous a donc appris
Qu’un dévoûment jamais dût recevoir son prix ?
Beaucoup semaient le bien d’une main vigilante,
Qui n’ont pu récolter qu’une moisson sanglante.
Si la couche est trompeuse et le foyer pervers,
Qu’avez-vous attendu des Rois de l’univers ?
Ô faiblesse mortelle, ô misère des hommes[2] !
Plaignons notre nature et le siècle où nous sommes
Gémissons en secret sur les fronts couronnés ;
Mais servons-les pour Dieu qui nous les adonnés.
Notre cause est sacrée, et dans les cœurs subsiste.
En vain les Rois s’en vont : la Royauté résiste ;

  1. Var : D, sondez vos destinées.
  2. Var v. 215-215 : O1,

    Ô faiblesse mortelle ! ô misère profonde !
    Le poids d’un grand service est trop lourd pour le monde ;
    Qui sait mourir, serait ingrat étant puissant,
    On s’immole plutôt qu’on n’est reconnaissant.
    Tel fuit les malheureux, qui n’a pas craint les armes :
    Le sang coule du cœur plus vite que les larmes.
    Plaignons notre nature et les fronts couronnés ;

    O2, O3, P2, A,

    Ô faiblesse mortelle ! ô misère profonde !
    Le poids d’un grand service est trop lourd pour le monde.
    On s’immole plutôt qu’on n’est reconnaissant,
    D’un élan généreux tant l’attrait est puissant,
    Et tant est fugitif le souvenir des hommes !
    Plaignons notre nature et le siècle où nous sommes :
    Gémissons en secret sur les fronts couronnés ;