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poèmes antiques et modernes

S’enfonçaient dans le bois, comme au cœur des grands ormes
Le coin du bûcheron.

245 Un brouillard de fumée où la flamme étincelle
L’entourait ; mais, le corps brûlé, noir, écharpé,
Elle tournait, roulait, et se tordait sous elle,
Comme un serpent coupé.

Le soleil s’éclipsa dans l’air plein de bitume.
Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit ;
Et, lorsque la nuit vint, sous cette ardente brume
On ne vit pas la nuit.

Nous étions enfermés comme dans un orage :
Des deux flottes au loin le canon s’y mêlait ;
On tirait en aveugle à travers le nuage :
Toute la mer brûlait.

Mais, quand le jour revint, chacun connut son œuvre.
Les trois vaisseaux flottaient démâtés, et si las,
Qu’ils n’avaient plus de force assez pour la manœuvre ;
Mais ma Frégate, hélas !

Elle ne voulait plus obéir à son maître :
Mutilée, impuissante, elle allait au hasard ;
Sans gouvernail, sans mât, on n’eût pu reconnaître
La merveille de l’art !

Engloutie à demi, son large pont à peine,
S’affaissant par degrés, se montrait sur les flots ;
Et là ne restaient plus, avec moi capitaine.
Que douze matelots.

Je les fis mettre en mer à bord d’une chaloupe,
Hors de notre eau tournante et de son tourbillon ;