Page:Vigny - Poèmes antiques et modernes, éd. Estève, 1914.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
221
la frégate la sérieuse

Et je revins tout seul me coucher sur la poupe
Au pied du pavillon.

J’aperçus des Anglais les figures livides,
Faisant pour s’approcher un inutile effort
Sur leurs vaisseaux flottants comme des tonneaux vides[1],
Vaincus par notre mort.

La Sérieuse alors semblait à l’agonie :
L’eau dans ses cavités bouillonnait sourdement ;
Elle, comme voyant sa carrière finie,
Gémit profondément.

Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige.
Un mouvement honteux[2] ; mais bientôt l’étouffant :
Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je ;
Adieu donc, mon enfant.

Elle plongea d’abord sa poupe, et puis sa proue ;
Mon pavillon noyé se montrait en dessous ;
Puis elle s’enfonça tournant comme une roue,
Et la mer vint sur nous[3].

  1. Fenimore Cooper, Le Pilote, ch. 17 : Nous allons le voir [notre canot] rouler sur la plage comme un tonneau vide.
  2. Fenimore Cooper, Le Pilote, ch. 22 (Toni Coffin, le vieux loup de mer, vient d’apprendre que son navire est à la merci d’une batterie anglaise) : sa tête, inclinée par la douleur, tomba entre ses mains calleuses, et malgré les efforts qu’il fit pour cacher son émotion, il pleura amèrement.
  3. Le récit du dernier combat de la Sérieuse ne paraît fondé sur aucune donnée historique. Ader présente ainsi les faits : « La Sérieuse, attaquée par le Goliath, d’une force double, oppose la plus vigoureuse résistance. Percée de part en part par les boulets, elle coula ; mais comme son arrière se trouvait sur un haut fond, il ne fut pas submergé, et servit de refuge à l’équipage, qui continua à se défendre dans cette position jusqu’à ce qu’il eût obtenu une capitulation. Le capitaine Martin, aussi généreux qu’intrépide, se dévoua pour ses compagnons, en offrant de rester prisonnier pourvu qu’on leur laissât la liberté et qu’on les transportât à terre ; ce qui fut accepté par les