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SOUVENIRS

viens que je chantais Joconde à pleine voix. J’étais si jeune ! — La maison du Roi, en 1814, avait été remplie d’enfants et de vieillards ; l’Empire semblait avoir pris et tué les hommes.

Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII ; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges, tout à l’horizon au nord ; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l’autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron ; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d’or ; j’entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l’étrier, et je me sentis très-fier et parfaitement heureux.

Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n’entendre que moi, et je n’entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les ornières. Le pavé de la route manqua ; j’enfonçais, il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d’une croûte épaisse de boue jaune comme de l’ocre ; en dedans elles s’emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d’or toutes neuves, ma félicité et ma consolation ; elles étaient hérissées par l’eau, cela m’affligea.