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DE SERVITUDE MILITAIRE.

Mon cheval baissait la tête ; je fis comme lui : je me mis à penser, et je me demandai, pour la première fois, où j’allais. Je n’en savais absolument rien ; mais cela ne m’occupa pas longtemps : j’étais certain que, mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un calme profond et inaltérable, j’en rendis grâce à ce sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l’expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaiement portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d’hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu’il ne se peut soustraire à nulle des dettes de l’Honneur, je compris que c’était une chose plus facile et plus commune qu’on ne pense, que l’ABNÉGATION.

Je me demandais si l’Abnégation de soi-même n’était pas un sentiment né avec nous ; ce que c’était que ce besoin d’obéir et de remettre sa volonté en d’autres mains, comme chose lourde et importune ; d’où venait le bonheur secret d’être débarrassé de ce fardeau, et comment l’orgueil humain n’en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux, mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redou-