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Page:Villiers de L'Isle-Adam - L’Ève future, 1909.djvu/239

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oh ! l’arrêter au passage, la fixer et s’y définir ! y incarner son esprit et son dernier vœu ! ne serait-ce donc point le rêve de tous les êtres humains ? Ce n’est que pour essayer de ressaisir cette heure idéale que l’on continue d’aimer encore, malgré les différences et les amoindrissements apportés par les heures suivantes. ― Oh ! ravoir celle-là, toute seule ! ― Mais les autres ne sont douces qu’autant qu’elles l’augmentent et la rappellent ! Comment se lasser jamais de rééprouver cette unique joie : la grande heure monotone ! L’être aimé ne représente plus que cette heure perpétuellement à reconquérir et que l’on s’acharne en vain à vouloir ressusciter. Les autres heures ne font que monnayer cette heure d’or ! Si l’on pouvait la renforcer des meilleurs instants, parmi ceux des nuits ultérieures, elle apparaîtrait comme l’idéal de toute félicité réalisé.

Ceci posé en principe, dites-moi : ― si votre bien-aimée vous offrait de s’incarner à tout jamais dans l’heure qui vous a semblé la plus belle, ― celle où quelque dieu lui inspira des paroles qu’elle ne comprenait pas, ― à la condition de lui redire, vous aussi, celles des vôtres qui, uniquement, ont fait partie constitutive de cette heure, croiriez-vous « jouer la comédie » en acceptant ce pacte divin ? Ne dédaigneriez-vous pas le reste des paroles humaines ? Et cette femme vous semblerait-elle monotone ? Regretteriez-vous, enfin, ces heures suivantes, où elle vous sembla si différente que vous alliez en mourir ?

Ses paroles, son regard, son beau sourire, sa voix, sa personne même, telle qu’elle fut en cette heure,