Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/279

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trahir dans un banquet donné en l’honneur de Fourier ; on y prêcha, dans le style de l’époque, la destruction de la famille, de la propriété, des rois et des dieux ; ce qui n’empêcha pas les conspirateurs de se donner rendez-vous à un autre banquet où l’on célébrait « le fondateur du christianisme ». Dostoïevsky n’assista pas à ces agapes sociales.

Ceci se passait, ― on ne doit pas l’oublier en lisant ce qui va suivre, ― au lendemain des journées de juin qui avaient terrifié l’Europe, un an après d’autres banquets qui avaient renversé un trône. L’empereur Nicolas était sensible et humain ; il se faisait violence pour être impitoyable, avec la conviction religieuse que Dieu l’avait élu à la seule fin de sauver un monde qui croulait. Ce souverain méditait l’affranchissements des serfs ; par un malentendu fatal, il allait frapper des hommes dont quelques-uns n’avaient commis d’autre crime que de vouloir le même bienfait. L’histoire n’est équitable que si elle plonge dans toutes les consciences pour vérifier leurs mobiles et éprouver les ressorts qui les ont fait agir. Mais l’heure de lutte dont je parle n’était pas propice aux explications et aux jugements rassis.

Le 23 avril 1849, à cinq heures du matin, trente-quatre suspects furent arrêtés. Les deux frères Dostoïevsky étaient du nombre. On conduisit les prévenus à la citadelle, on les mit au secret dans les casemates du ravelin Alexis, lieu lugubre, hanté d’ombres douloureuses. Ils y restèrent huit mois, sans autres distractions que les interrogatoires des commissaires enquêteurs ; à la fin seulement, on toléra dans leurs cellules quelques livres de piété. Féodor Michaïlovitch écrivait plus tard à son