Page:Vogüé - Le Roman russe.djvu/280

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frère, assez promptement relâché faute de préventions suffisantes : « Pendant cinq mois j’ai vécu de ma propre substance, c’est-à-dire de mon seul cerveau et de rien autre… Penser perpétuellement et seulement penser, sans aucune impression extérieure pour renouveler et soutenir la pensée, c’est pesant… J’étais comme sous une machine à faire le vide, d’où on retirait tout l’air respirable. » ― Cette comparaison énergique gardait alors sa justesse bien au delà des glacis de la citadelle russe. Hippolyte Debout, l’un des prisonniers, a noté dans ses souvenirs la seule consolation qui leur fût donnée. Un jeune soldat de la garnison, de faction dans le corridor, s’était attendri sur l’isolement des détenus ; de temps en temps, il entrouvrait le judas pratiqué dans les portes des casemates et chuchotait : « Vous vous ennuyez bien ? souffrez avec patience, le Christ aussi a souffert. » Ce fut peut-être en entendant la parole du soldat que Dostoïevsky conçut quelques-uns de ces caractères où il a si bien peint la pieuse résignation du peuple russe.

Le 22 décembre, on vint extraire les prévenus, sans les instruire du jugement rendu contre eux en leur absence par la cour militaire. Ils n’étaient plus que vingt et un ; les autres avaient été relaxés. On les conduisit sur la place de Semenovski, où un échafaud était dressé. Tandis qu’on les groupait sur la plate-forme et qu’ils fraternisaient en se reconnaissant, Dostoïevsky communiqua à l’un d’eux, Montbelli, qui l’a raconté depuis, le plan d’une nouvelle à laquelle il travaillait dans sa prison. Par un froid de 21 degrés Réaumur, les criminels d’État durent quitter leurs habits et écouter en che-