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COMMENTAIRE

caire, et le déféra au roi de Prusse comme un homme qui lui avait manqué de respect. Voltaire, qui avait passé deux années entières avec Koenig à Cirey, et qui était son ami intime, crut devoir prendre hautement le parti de son ami.

La querelle s’envenima ; l’étude de la philosophie dégénéra en cabale et en faction. Maupertuis eut soin de répandre à la cour qu’un jour le général Manstein étant dans la chambre de Voltaire, où celui-ci mettait en français les Mémoires sur la Russie composés par cet officier, le roi lui envoya une pièce de vers de sa façon à examiner, et que Voltaire dit à Manstein : « Mon ami, à une autre fois. Voilà le roi qui m’envoie son linge sale à blanchir ; je blanchirai le vôtre ensuite. » Un mot suffit quelquefois pour perdre un homme à la cour ; Maupertuis lui imputa ce mot, et le perdit.

Précisément dans ce temps-là même Maupertuis faisait imprimer ses Lettres[1] philosophiques, fort singulières, dans lesquelles il proposait de bâtir une ville latine ; d’aller faire des découvertes droit au pôle par mer ; de percer un trou jusqu’au centre de la terre ; d’aller au détroit de Magellan disséquer des cervelles de Patagons, pour connaître la nature de l’âme ; d’enduire tous les malades de poix-résine, pour arrêter le danger de la transpiration, et surtout de ne point payer le médecin.

M. de Voltaire releva ces idées philosophiques avec toutes les railleries[2] auxquelles on donnait si beau jeu ; et malheureusement ces railleries réjouirent l’Europe littéraire. Maupertuis eut soin de joindre la cause du roi à la sienne. La plaisanterie fut regardée comme un manque de respect à Sa Majesté. Notre auteur renvoya respectueusement au roi sa clef de chambellan et la croix de son ordre, avec ces vers :

Je les reçus avec tendresse,
Je vous les rends avec douleur,

Comme un amant jaloux, dans sa mauvaise humeur[3],

Rend le portrait de sa maîtresse.

Le roi lui renvoya sa clef et son ruban. Il s’en alla faire une visite à Son Altesse la duchesse de Gotha, qui l’a toujours honoré

  1. Lettre sur le progrès des sciences, par M. de Maupertuis, 1752, in-12 de IV et 124 pages. Elle est la vingt-troisième dans les Lettres de M. de Maupertuis, seconde édition, 1753, petit in-12.
  2. Voyez la Diatribe du docteur Akakia, tome XXIII, page 560.
  3. Colini, dans Mon Séjour, page 48, rapporte ainsi le troisième vers :

    C’est ainsi qu’un amant, dans son extrême ardeur.