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ÉLOGE DE VOLTAIRE


travaux du génie qui ont illustré les nations, à ces découvertes nombreuses qui ont fait de tous nos besoins les sources de toutes nos jouissances, et qui, des instruments d’utilité première, sont parvenus jusqu’aux derniers raffinements de la mollesse, et aux plus séduisantes inventions du luxe. Ces images de la destruction et du malheur qui remplissent les annales du monde, ces teintes tristes et sanglantes, ces touches lugubres, furent variées et adoucies par les images consolantes de la civilisation et des progrès de la société.

Ce nouveau système historique, si attachant et si fécond, déjà développé dans la peinture brillante du règne de Louis XIV, eut encore plus d’étendue dans ce vaste tableau des mœurs et de l’esprit des nations[1] ; entreprise unique en ce genre, et dont on chercherait en vain le modèle dans l’antiquité. Tacite a dessiné de ses crayons énergiques les mœurs d’un peuple agreste et guerrier, mais peut-être moins avec le désir de montrer ce qu’étaient les Germains qu’avec l’affectation satirique d’opposer la simplicité sauvage à la corruption civilisée, et de faire de la Germanie le contraste et la leçon de Rome.

Mais cette haute et sublime idée d’interroger tous les siècles et de demander à chacun d’eux ce qu’il a fait pour le genre humain ; de suivre, dans ce chaos de révolutions et de crimes, les pas lents et pénibles de la raison et des arts, qui l’avait conçue avant Voltaire ? Si nous avions recueilli de quelque ancien de simples fragments d’un semblable ouvrage, avec quel respect religieux, avec quelle admiration superstitieuse on consacrerait ces restes informes et mutilés ! quelle opinion ils nous donneraient de l’élévation et de l’immensité de l’édifice ! combien de fois nous nous écrierions dans nos regrets : Quel devait être le génie qui l’a conçu et achevé ! que de reproches adressés au temps et à la barbarie, qui ne nous en auraient laissé que les ruines ! Eh quoi ! faudra-t-il donc toujours que l’imagination adulatrice ajoute à la majesté d’un débris antique, et que l’œil des contemporains ne s’arrête qu’avec indifférence, et même avec insulte, sur les chefs-d’œuvre de nos jours ? Y a-t-il cette contrariété nécessaire entre le regard de l’esprit et l’organe de la vue ? et, comme pour celui-ci tout s’accroît en se rapprochant, et tout diminue par la distance, faut-il que pour l’autre les monuments du génie s’agrandissent en s’enfonçant dans la nuit des siècles, et soient à peine aperçus quand ils s’élèvent auprès de nous ?

Dans le même temps où Voltaire écrivait l’histoire et la tragédie en philosophe, il embrassait cette autre partie de la philosophie qui comprend les sciences exactes, et mêlait ainsi l’étude de la nature à celle de l’homme. Ce n’est pas que je veuille compter parmi les efforts de son talent ces spéculations mathématiques, fruits du temps et du travail, ni que je veuille tourner cette louange en reproche contre ceux qui se sont contentés de n’être que de grands écrivains. Corneille, Racine, Despréaux, n’en sont

  1. Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, tome XI à XIII de la présente édition.