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VIE DE VOLTAIRE.

En même temps il avait déterminé l’Académie française à faire son dictionnaire sur un nouveau plan[1]. Ce plan consistait à suivre l’histoire de chaque mot depuis l’époque où il avait paru dans la langue, de marquer les sens divers qu’il avait eus dans les différents siècles, les acceptions différentes qu’il avait reçues ; d’employer, pour faire sentir ces différentes nuances, non des phrases faites au hasard, mais des exemples choisis dans les auteurs qui avaient eu le plus d’autorité. On aurait eu alors le véritable dictionnaire littéraire et grammatical de la langue ; les étrangers, et même les Français, y auraient appris à en connaître toutes les finesses.

Ce dictionnaire aurait offert aux gens de lettres une lecture instructive qui eût contribué à former le goût, qui eût arrêté les progrès de la corruption. Chaque académicien devait se charger d’une lettre de l’alphabet. Voltaire avait pris l’A[2] ; et pour exciter ses confrères, pour montrer combien il était facile d’exécuter ce plan, il voulait en peu de mois terminer la partie dont il s’était chargé.

Tant de travaux avaient épuisé ses forces. Un crachement de sang, causé par les efforts qu’il avait faits pendant les répétitions d’Irène, l’avait affaibli. Cependant l’activité de son âme suffisait à tout, et lui cachait sa faiblesse réelle. Enfin, privé du sommeil par l’effet de l’irritation d’un travail trop continu, il voulut s’en assurer quelques heures pour être en état de faire adopter à l’Académie, d’une manière irrévocable, le plan du dictionnaire, contre lequel quelques objections s’étaient élevées, et il résolut de prendre de l’opium. Son esprit avait toute sa force ; son âme, toute son impétuosité, et toute sa mobilité naturelle ; son caractère, toute son activité et toute sa gaieté, lorsqu’il prit le calmant qu’il croyait nécessaire. Ses amis l’avaient vu se livrer, dans la soirée même, à toute sa haine contre les préjugés, l’exhaler avec éloquence, et, bientôt après, ne plus les envisager que du côté ridicule, s’en moquer avec cette grâce et ces rapprochements singuliers qui caractérisaient ses plaisanteries. Mais il prit de l’opium[3] à plusieurs reprises, et se trompa sur les doses, vraisemblablement dans l’espèce d’ivresse que les premières avaient produite. Le même accident lui était arrivé près de trente ans auparavant, et avait fait craindre pour sa vie. Cette fois, ses forces épuisées ne suffirent point pour combattre le poison. Depuis longtemps il souffrait des douleurs de vessie, et, dans l’affaiblissement général de ses organes, celui qui déjà était affecté contracta bientôt un vice incurable.

    la première fois de 1829 à 1831, en vingt et un volumes in-8o, y compris un volume de table. (B.)

  1. Voyez ce Plan, tome XXXI, page 161.
  2. Il s’était aussi chargé de la lettre T ; voyez les articles, tome XX, page 471 et suiv.
  3. Wagnière raconte que Voltaire s’étant trouvé indisposé envoya chercher un apothicaire, qui vint avec une liqueur dont le vieillard ne voulait pas prendre, mais dont il finit cependant par avaler une portion. Mme  de Saint-Julien, qui goûta cette liqueur, dit qu’elle était si violente qu’elle lui brûla la langue. Voltaire, se trouvant dans une agitation terrible, envoya demander au maréchal de Richelieu de son opium préparé. « On a prétendu, ajoute Wagnière, qu’après avoir fait avaler à M. de Voltaire une bonne dose de cet opium, la bouteille fut cassée :