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[3o] DIALOGUE DE PÉGASE ET DU VIEILLARD. 197

M'aperçut dans ma niche, et m'en fit déloger.

Par ce juge équitable exilé du Parnasse,

Sans secours, sans amis, humi)le dans ma disgrâce,

Je voulus adoucir par des égards flatteurs.

Par quelques soins polis, mes frères les auteurs.

Je n'y réussis point; leur l)rnyante séquelle

A connu rarement l'amitié fraternelle :

Je n'ai pu désarmer Sabotier* mon rival.

1. L'abbé Sabotier ou Sabaticr, natif de Castres, ne s'est pas exercé dans les mûmes genres que le chantre de Henri IV, et le peintre qui a dessiné le Siècle de Louis XIV et de Louis XV; ainsi il ne peut être son rival. S'il s'était adonne aux mêmes études, il aurait été son maître.

Cet abbé avait fait, en 1771, un dictionnaire de littérature, dans lequel il pro- diguait des éloges outrés; il ne se vendit point. Mais il eu fit un autre, en 1772, intitulé les Trois Siècles, dans lequel il prodiguait des calomnies, et il se vendit. Il insulta M.M. d'Alembert, de Saint-Lambert, Marmontel, Thomas, Diderot, Beauzée, Laharpe, Dclille, et vingt autres gens de lettres vivants, dont il faudrait respecter la mémoire s'ils étaient morts.

Mais celui que MM. Sabotier et Clément ont déchiré avec l'acharnement le plus emporté est un vieillard de quatre-vingts ans qui ne pouvait pas se défendre.

Il est permis, il est utile de dire son sentiment sur des ouvrages, surtout quand on le motive par des raisons solides, ou du moins séduisantes. S'il ne s'agis- sait que de littérature, nous dirions qu'il est très-injuste d'accuser l'auteur de la Henriade et du Siècle de Louis XIV, occupe de célébrer la gloire des grands hommes de ce siècle, de ne leur avoir pas rendu justice. Nous dirions que personne n'a parlé avec plus de sensibilité des admirables scènes de Corneille, de la perfec- tion désespérante du style de Racine (comme s'exprime M. de Laharpe), de la perfection non moins désespérante de VArt poétique, et de plusieurs belles épîtres de Boileau.

Nous dirions que sa liste des grands éci'ivains de ce siècle mémorable contient l'Eloge raisonné de l'inimitable 3Iolière, qu'il regarde comme supérieur à tous les comiques de l'antiquité; celui de La Fontaine, qui a surpassé Phèdre par sa naïveté et par ses grâces; celui deQuinauIt, qui n'eut ni modèles ni rivaux dans ses opéras. Nous dirions qu'il a rendu des hommages aux Bossuet, aux Fénelon, à tous les hommes de génie, à tous les savants.

Nous ajouterions qu'il aurait été indigne d'apprécier leurs extrêmes beautés s'il n'avait pas connu leurs fautes, inséparables de la faiblesse humaine; que c'eût été une grande impertinence de mettre sur le même rang Cinna et Pertharite, Polyeucte et Théodore, et d'admirer également les excellentes fables de La Fontaine, et celles qui sont moins heureuses. Il Aiut plus encore; il faut savoir discerner dans le même ouvrage une beauté au milieu des défauts, et un vice de langage, ua manque de justesse dans les pensées les plus sublimes : c'est en quoi consiste le goût. Et nous pourrions assurer que l'auteur du Siècle de Louis XIV, après soixante ans de travaux, était peut-être alors aussi en droit de dire son avis que l'est aujourd'hui M. Sabotier.

Mais il s'agit ici d'accusations plus importantes. C'est peu que cet abbé, dans l'espérance de plaire à ses supérieurs, dont il ignore l'équité et le discernement, impute à cent littérateurs de nos jours des sentiments odieux : il a la cruauté de les appeler indévots, impies. Il dit en propres mots que l'auteur de la Flenriadc nie V immortalité de Vâme. C'était bien assez de lui ravir l'immortalité à'Alzire, de

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