Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome10.djvu/441

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Qu’importe que mon nom s’efface dans l’oubli ?
L’esprit, le goût s’épure, et l’art est embelli.
Mais ne pardonnons pas à ces folliculaires,
De libelles affreux écrivains téméraires,
Aux stances de La Grange, aux couplets de Rousseau[1],

    Je goûte le plaisir le plus parfait des dieux ;
    Je vais être vengé, Thieste ; quelle joie !
    La plupart des vers sont obscurs, et ne sont pas français.
    Ah ! si je vous suis cher, que mon respect extrême
    M’acquitte bien, seigneur, de mon bonheur suprême !
    Mon amitié pour vous, par vos maux consacrée,
    A semblé redoubler par les rigueurs d’Atrée,
    Et bravant, sans respect, et les dieux et son père,
    Son cœur pour eux et lui n’a qu’une foi légère :
    Mais dût tomber sur moi le plus affreux courroux,
    Je ne saurais trahir ce que je sens pour vous.
    Que pour mieux m’obliger à lui percer le flanc,
    De sa fille, au refus, il doit verser le sang
    Et je vais, s’il le faut, aux dépens de ma foi,
    Prouver à vos beaux yeux ce qu’ils peuvent sur moi.
    D’une indigne frayeur je vois ton âme atteinte,
    Thieste ; chasse-s-en les soupçons et la crainte.
    Une pièce écrite ainsi d’un bout à l’autre pourrait-elle réussir ? Pour comble d’impertinence, la pièce finit par ce vers abominable :
    Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.
    Un tel vers est d’un scélérat ivre. Et remarquez qu’Atrée a ci-devant regardé la vengeance comme une vertu, dans un autre vers non moins extravagant :
    Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.
    Nous avouons que la Sémiramis du même auteur, son Xerxès, son Catilina, son Triumvirat, sont des pièces encore plus mauvaises, et que tout cela pouvait bien lui mériter le nom de barbare ; mais nous ne convenons pas que son Électre, et surtout son Rhadamiste, méritent le mépris profond que Boileau avait pour ces deux tragédies. Le public a décidé qu’il y a de très-belles choses, particulièrement dans Rhadamiste ; et quand le public a décidé constamment pendant soixante ans, il ne faut pas en appeler. Si les défauts subsistent, les beautés l’emportent. Boileau fut trop rebuté dos défauts. Rhadamiste sera toujours jouée avec un grand succès ; et même on verra Électre avec plaisir, malgré l’amour qui défigure cette pièce. Il y a dans ces deux ouvrages un fond de tragique qui attache le spectateur.

    L’abbé de Chaulieu disait que la pièce de Rhadamiste aurait été très-claire, n’eût été l’exposition ; mais quoique le premier acte soit un peu obscur, il me semble qu’il y a dan§ les autres de très-grandes beautés. (Note de Voltaire, 1771.)

  1. Les Philippiques de La Grange et les Couplets de Rousseau passèrent assez longtemps pour être écrits avec force et enthousiasme : mais les esprits bien faits et les gens de bon goût ne s’y sont jamais laissé tromper. En effet, ôtez les injures, il ne reste rien. Le succès ne fut dû qu’à la malignité humaine. Mais quel succès qui conduisit La Grange en prison, et le portrait de Rousseau à la Grève !

    La Grange était le plus coupable des deux, sans contredit ; mais le duc d’Orléans régent eut encore plus de clémence que La Grange n’avait eu de folie. (Id., 1771.)