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CONSTANTINOPLE PRISE PAR LES TURCS.

foudroyé ce pont de bateaux ? Mais il est douteux que Mahomet se servît, comme on le dit, de canon de deux cents livres de balle. Les vaincus exagèrent tout. Il eût fallu environ cent cinquante livres de poudre pour bien chasser de tels boulets. Cette quantité de poudre ne peut s’allumer à la fois ; le coup partirait avant que la quinzième partie prît feu, et le boulet aurait très-peu d’effet. Peut-être les Turcs, par ignorance, employaient de ces canons ; et peut-être les Grecs, par la même ignorance, en étaient effrayés.

Dès le mois de mai on donna des assauts à la ville qui se croyait la capitale du monde : elle était donc bien mal fortifiée ; elle ne fut guère mieux défendue. L’empereur, accompagné d’un cardinal de Rome, nommé Isidore, suivait le rite romain ou feignait de le suivre, pour engager le pape et les princes catholiques à le secourir ; mais, par cette triste manœuvre, il irritait et décourageait les Grecs, qui ne voulaient pas seulement entrer dans les églises qu’il fréquentait. « Nous aimons mieux, s’écriaient-ils, voir ici le turban qu’un chapeau de cardinal. »

Dans d’autres temps, presque tous les princes chrétiens, sous prétexte d’une guerre sainte, se liguèrent pour envahir cette métropole et ce rempart de la chrétienté ; et quand les Turcs l’attaquèrent, aucun ne la défendit.

L’empereur Frédéric III n’était ni assez puissant ni assez entreprenant. La Pologne était trop mal gouvernée. La France sortait à peine de l’abîme où la guerre civile et celle contre l’Anglais l’avaient plongée. L’Angleterre commençait à être divisée et faible. Le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, était un puissant prince, mais trop habile pour renouveler seul les croisades, et trop vieux pour de telles actions. Les princes italiens étaient en guerre. L’Aragon et la Castille n’étaient point encore unis, et les musulmans occupaient toujours une partie de l’Espagne.

Il n’y avait en Europe que deux princes dignes d’attaquer Mahomet II. L’un était Huniade, prince de Transylvanie, mais qui pouvait à peine se défendre ; l’autre, ce fameux Scanderbeg, qui ne pouvait que se soutenir dans les montagnes de l’Épire, à peu près comme autrefois don Pelage dans celles des Asturies, quand les mahométans subjuguèrent l’Espagne. Quatre vaisseaux de Gênes, dont l’un appartenait à l’empereur Frédéric III, furent presque le seul secours que le monde chrétien fournit à Constantinople. Un étranger commandait dans la ville ; c’était un Génois nommé Giustiniani. Tout bâtiment qui est réduit à des appuis étrangers menace ruine. Jamais les anciens Grecs n’eurent de Persan à leur tête, et jamais Gaulois ne commanda les troupes de