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CHAPITRE XCI.

Ce qui montre évidemment, malgré les déclamations du cardinal Isidore et de tant d’autres, que Mahomet était un prince plus sage et plus poli qu’on ne croit, c’est qu’il laissa aux chrétiens vaincus la liberté d’élire un patriarche. Il l’installa lui-même avec la solennité ordinaire : il lui donna la crosse et l’anneau que les empereurs d’Occident n’osaient plus donner depuis longtemps ; et s’il s’écarta de l’usage, ce ne fut que pour reconduire jusqu’aux portes de son palais le patriarche élu, nommé Gennadius, qui lui dit « qu’il était confus d’un honneur que jamais les empereurs chrétiens n’avaient fait à ses prédécesseurs ». Des auteurs ont eu l’imbécillité de rapporter que Mahomet II dit à ce patriarche : « La sainte Trinité te fait, par l’autorité que j’ai reçue, patriarche œcuménique ». Ces auteurs connaissent bien mal les musulmans. Ils ne savent pas que notre dogme de la Trinité leur est en horreur ; qu’ils se croiraient souillés d’avoir prononcé ce mot ; qu’ils nous regardent comme des idolâtres adorateurs de plusieurs dieux. Depuis ce temps, les sultans osmanlis ont toujours fait un patriarche qu’on nomme œcuménique ; le pape en nomme un autre qu’on appelle le patriarche latin ; chacun d’eux, taxé par le divan, rançonne à son tour son troupeau. Ces deux Églises, également gémissantes, sont irréconciliables ; et le soin d’apaiser leurs querelles n’est pas aujourd’hui une des moindres occupations des sultans, devenus les modérateurs des chrétiens aussi bien que leurs vainqueurs.

Ces vainqueurs n’en usèrent point avec les Grecs, comme autrefois aux xe et xie siècles avec les Arabes, dont ils avaient adopté la langue, la religion et les mœurs. Quand les Turcs soumirent les Arabes, ils étaient encore entièrement barbares ; mais quand ils subjuguèrent l’empire grec, la constitution de leur gouvernement était dès longtemps toute formée. Ils avaient respecté les Arabes, et ils méprisaient les Grecs. Ils n’ont eu d’autre commerce avec ces Grecs que celui des maîtres avec des peuples asservis.

Ils ont conservé tous les usages, toutes les lois qu’ils eurent au temps de leurs conquêtes. Le corps des gengichéris, que nous nommons janissaires[1] subsista dans toute sa vigueur au même nombre d’environ quarante-cinq mille. Ce sont de tous les soldats de la terre ceux qui ont toujours été le mieux nourris : chaque oda de janissaires avait et a encore un pourvoyeur qui leur fournit du mouton, du riz, du beurre, des légumes, et du pain en abondance.

  1. Jeunes soldats. (G. A.)