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DE LA NOBLESSE.

semblable à l’établissement de la noblesse dans la dixième partie, qui est notre Europe[1].

Ses lois, ses usages, ont varié comme tout le reste. Nous vous avons déjà fait voir[2] que la plus ancienne noblesse héréditaire était celle des patriciens de Venise, qui entraient au conseil avant qu’il y eût un doge, dès les Ve et VIe siècles ; et s’il est encore des descendants de ces premiers échevins, comme on le dit, ils sont sans contredit les premiers nobles de l’Europe. Il en fut de même des anciennes républiques d’Italie. Cette noblesse était attachée à la dignité, à l’emploi, et non aux terres.

Partout ailleurs la noblesse devint le partage des possesseurs de terres. Les Herrens d’Allemagne, les ricos hombres d’Espagne, les barons en France, en Angleterre, jouirent d’une noblesse héréditaire, par cela seul que leurs terres féodales ou non féodales demeurèrent dans leurs familles. Les titres de duc, de comte, de vicomte, de marquis, étaient d’abord des dignités, des offices à vie, qui ensuite passèrent de père en fils, les uns plus tôt, les autres plus tard.

Dans la décadence de la race de Charlemagne, presque tous les États de l’Europe, hors les républiques, furent gouvernés comme l’Allemagne l’est aujourd’hui : et nous avons déjà vu[3] que chaque possesseur de fief devint souverain dans sa terre autant qu’il le put.

Il est clair que des souverains ne devaient rien à personne, sinon ce que les petits s’étaient engagés de payer aux grands. Ainsi un châtelain payait une paire d’éperons à un vicomte, qui

  1. Il a existé et il existe encore plusieurs nations où l’on ne connaît ni dignités ni prorogatives héréditaires ; mais les familles qui ont été riches et puissantes durant plusieurs générations, les descendants des grands hommes en tout genre, de ceux qui ont rendu ou qui passent pour avoir rendu de grands services à la patrie, de ceux enfin à qui l’on attribue des actions extraordinaires, obtiennent dans tous les pays une considération héréditaire. Voilà ce qui est dans la nature ; le reste est l’ouvrage des préjugés. Les prérogatives héréditaires éteignent l’émulation, restreignent le choix pour les places importantes entre un plus petit nombre d’hommes, rendent inutiles les talents de ceux qui, assez riches pour avoir reçu une bonne éducation, manquent de l’illustration nécessaire pour arriver aux places : les priviléges en argent, comme ceux de la noblesse française, sont une des principales causes de la mauvaise administration des finances et de la misère du peuple. Ces priviléges, ces prérogatives, obtenus par la force ou par l’intrigue, ont trouvé, au bout d’un certain temps, des hommes qui en ont fait l’apologie, et ont voulu en prouver l’utilité. C’est le sort de toutes les mauvaises institutions : ceux qui les ont faites seraient bien étonnés des motifs qu’on leur prête, et de tout l’esprit qu’on leur suppose. (K.)
  2. Chapitre xliii.
  3. Chapitre xxxviii.