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CHAPITRE CVI.

Venise, des bords du lac de Cosme, étendait ses domaines en terre ferme jusqu’au milieu de la Dalmatie. Les Ottomans lui avaient arraché presque tout ce qu’elle avait autrefois envahi en Grèce sur les empereurs chrétiens ; mais il lui restait la grande île de Crète (1437), et elle s’était approprié celle de Chypre par la donation de la dernière reine, fille de Marco Cornaro, Vénitien. Mais la ville de Venise, par son industrie, valait seule et Crète, et Chypre, et tous ses domaines en terre ferme. L’or des nations coulait chez elle par tous les canaux du commerce ; tous les princes italiens craignaient Venise, et elle craignait l’irruption des Français.

De tous les gouvernements de l’Europe, celui de Venise était le seul réglé, stable et uniforme. Il n’avait qu’un vice radical qui n’en était pas un aux yeux du sénat : c’est qu’il manquait un contre-poids à la puissance patricienne, et un encouragement aux plébéiens. Le mérite ne put jamais dans Venise élever un simple citoyen, comme dans l’ancienne Rome. La beauté du gouvernement d’Angleterre, depuis que la chambre des communes a part à la législation, consiste dans ce contre-poids, et dans ce chemin toujours ouvert aux honneurs pour quiconque en est digne ; mais aussi le peuple étant toujours tenu dans la sujétion, le gouvernement des nobles en est mieux affermi, et les discordes civiles plus éloignées. On n’y craint point la démocratie, qui ne convient qu’à un petit canton suisse, ou à Genève[1].

Pour les Napolitains, toujours faibles et remuants, incapables de se gouverner eux-mêmes, de se donner un roi et de souffrir celui qu’ils avaient, ils étaient au premier qui arrivait chez eux avec une armée.

Le vieux roi Fernando régnait à Naples. Il était bâtard de la

  1. Si l’on entend par démocratie une constitution dans laquelle l’assemblée générale des citoyens fait immédiatement les lois, il est clair que la démocratie ne convient qu’à un petit État ; mais si l’on entend une constitution où tous les citoyens, partagés en plusieurs assemblées, élisent des députés chargés de représenter et de porter l’expression générale de la volonté de leurs commettants à une assemblée générale qui représente alors la nation, il est aisé de voir que cette constitution convient à de grands États. On peut même, en formant plusieurs ordres d’assemblées représentatives, l’appliquer aux empires les plus étendus, et leur donner par ce moyen une consistance qu’aucun n’a pu avoir jusqu’ici, et en même temps cette unité de vue si nécessaire, qu’il est impossible d’obtenir d’une manière durable dans une constitution fédérative. Il serait possible même d’établir une forme de constitution telle que toute loi, ou du moins toute loi importante, fût aussi réellement l’expression de la volonté générale des citoyens qu’elle peut l’être dans le conseil général de Genève ; et alors il serait impossible de ne pas la regarder comme une vraie démocratie. (K.)