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CHAPITRE CXI.

rité que ce pape mourut du poison qu’il avait destiné dans un festin à plusieurs cardinaux : trépas digne en effet de sa vie ; mais le fait est bien peu vraisemblable. On prétend que dans un besoin pressant d’argent il voulut hériter de ces cardinaux ; mais il est prouvé que César Borgia emporta cent mille ducats d’or du trésor de son père après sa mort ; le besoin n’était donc pas réel. D’ailleurs, comment se méprit-on à cette bouteille de vin empoisonnée qui, dit-on, donna la mort au pape et mit son fils au bord du tombeau ? Des hommes qui ont une si longue expérience du crime ne laissent pas lieu à une telle méprise : on ne cite personne qui en ait fait l’aveu ; il paraît donc bien difficile qu’on en fût informé. Si, quand le pape mourut, cette cause de sa mort avait été sue, elle l’eût été par ceux-là mêmes qu’on avait voulu empoisonner : ils n’eussent point laissé un tel crime impuni ; ils n’eussent point souffert que Borgia s’emparât paisiblement des trésors de son père. Le peuple, qui hait souvent ses maîtres, et qui a de tels maîtres en exécration, tenu dans l’esclavage sous Alexandre, eût éclaté à sa mort : il eût troublé la pompe funèbre de ce monstre ; il eût déchiré son abominable fils. Enfin le journal de la maison de Borgia porte que le pape, âgé de soixante et douze ans, fut attaqué d’une fièvre tierce, qui bientôt devint continue et mortelle : ce n’est pas là l’effet du poison. On ajoute que le duc de Borgia se fit enfermer dans le ventre d’une mule. Je voudrais bien savoir de quel venin le ventre d’une mule est l’antidote, et comment ce Borgia moribond serait-il allé au Vatican prendre cent mille ducats d’or ? Était-il enfermé dans sa mule quand il enleva ce trésor ?

Il est vrai qu’après la mort du pape il y eut du tumulte dans Rome. Les Colonnes et les Ursins y rentrèrent en armes ; mais c’était dans ce tumulte même qu’on eût dû accuser solennellement le père et le fils de ce crime. Enfin le pape Jules II, mortel ennemi de cette maison, et qui eut longtemps le duc en sa puissance, ne lui imputa point ce que la voix publique lui attribue.

Mais, d’un autre côté, pourquoi le cardinal Bembo, Guichardin, Paul Jove, Tomasi, et tant de contemporains, s’accordent-ils dans cette étrange accusation ? d’où viennent tant de circonstances détaillées ? pourquoi nomme-t-on l’espèce de poison dont on se servit, qui s’appelait cantarella[1] ? On peut répondre qu’il n’est pas difficile d’inventer quand on accuse, et qu’il fallait colorer

  1. Voltaire reparle de la cantarella dans le Dictionnaire philosophique, au mot Empoisonnements.