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CHAPITRE CLII.

ques l’île de Saint-Domingue, et s’établirent dans un endroit inabordable de la côte, au milieu des rochers. Ils fabriquèrent de petits canots à la manière des Américains, et s’emparèrent de l’île de la Tortue. Plusieurs Normands allèrent grossir leur nombre, comme au XIIe siècle ils allaient à la conquête de la Pouille, et dans le Xe à la conquête de l’Angleterre. Ils eurent toutes les aventures heureuses et malheureuses que pouvait attendre un ramas d’hommes sans lois, venus de Normandie et d’Angleterre dans le golfe du Mexique.

Cromwell, en 1655, envoya une flotte qui enleva la Jamaïque aux Espagnols : on n’en serait point venu à bout sans ces flibustiers. Ils pirataient partout ; et, plus occupés de piller que de conserver, ils laissèrent, pendant une de leurs courses, reprendre par les Espagnols la Tortue. Ils la reprirent ensuite ; le ministère de France fut obligé de nommer pour commandant de la Tortue celui qu’ils avaient choisi : ils infestèrent la mer du Mexique, et se firent des retraites dans plusieurs îles. Le nom qu’ils prirent alors fut celui de frères de la Côte. Ils s’entassaient dans un misérable canot qu’un coup de canon ou de vent aurait brisé, et allaient à l’abordage des plus gros vaisseaux espagnols, dont quelquefois ils se rendaient maîtres. Point d’autres lois parmi eux que celle du partage égal des dépouilles ; point d’autre religion que la naturelle, de laquelle encore ils s’écartaient monstrueusement.

Ils ne furent pas à portée de ravir des épouses, comme on l’a conté des compagnons de Romulus ; (1665) ils obtinrent qu’on leur envoyât cent filles de France ; ce n’était pas assez pour perpétuer une association devenue nombreuse. Deux flibustiers tiraient aux dés une fille : le gagnant l’épousait, et le perdant n’avait droit de coucher avec elle que quand l’autre était occupé ailleurs.

Ces hommes étaient d’ailleurs plus faits pour la destruction que pour fonder un État. Leurs exploits étaient inouïs, leurs cruautés aussi. Un d’eux (nommé l’Olonais, parce qu’il était des Sables d’Olonne) prend, avec un seul canot, une frégate armée jusque dans le port de la Havane. Il interroge un des prisonniers, qui lui avoue que cette frégate était destinée à lui donner la chasse ; qu’on devait se saisir de lui, et le pendre. Il avoue encore que lui qui parlait était le bourreau. L’Olonais sur-le-champ le fait pendre, coupe lui-même la tête à tous les captifs, et suce leur sang[1].

  1. Comparez l’article Flibustiers dans le Dictionnaire philosophique.