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CHAPITRE CLIV.

Si quelque chose peut donner l’idée de cette colonie, c’est l’ancien gouvernement de Lacédémone. Tout est en commun dans la contrée des missions. Ces voisins du Pérou ne connaissent point l’or et l’argent. L’essence d’un Spartiate était l’obéissance aux lois de Lycurgue, et l’essence d’un Paraguéen a été jusqu’ici l’obéissance aux lois des jésuites : tout se ressemble, à cela près que les Paraguéens n’ont point d’esclaves pour ensemencer leurs terres et pour couper leurs bois, comme les Spartiates ; ils sont les esclaves des jésuites.

Ce pays dépend à la vérité pour le spirituel de l’évêque de Buenos-Aires, et du gouverneur pour le temporel. Il est soumis aux rois d’Espagne, ainsi que les contrées de la Plata et du Chili ; mais les jésuites, fondateurs de la colonie, se sont toujours maintenus dans le gouvernement absolu des peuples qu’ils ont formés. Ils donnent au roi d’Espagne une piastre pour chacun de leurs sujets, et cette piastre, ils la payent au gouverneur de Buenos-Aires, soit en denrées, soit en monnaie : car eux seuls ont de l’argent, et leurs peuples n’en touchent jamais. C’est la seule marque de vassalité que le gouvernement espagnol crut alors devoir exiger. Ni le gouverneur de Buenos-Aires ne pouvait déléguer un officier de guerre ou de magistrature au pays des jésuites, ni l’évêque ne pouvait y envoyer un curé.

On tenta une fois d’envoyer deux curés dans les peuplades appelées de Notre-Dame-de-Foi et Saint-Ignace ; on prit même la précaution de les faire escorter par des soldats : les deux peuplades abandonnèrent leurs demeures ; elles se répartirent dans les autres cantons, et les deux curés, demeurés seuls, retournèrent à Buenos-Aires.

Un autre évêque, irrité de cette aventure, voulut établir l’ordre hiérarchique ordinaire dans tout le pays des missions ; il invita tous les ecclésiastiques de sa dépendance à se rendre chez lui pour recevoir leurs commissions : personne n’osa se présenter. Ce sont les jésuites eux-mêmes qui nous apprennent ces faits dans un de leurs mémoires apologétiques. Ils restèrent donc maîtres absolus dans le spirituel, et non moins maîtres dans l’essentiel. Ils permettaient au gouverneur d’envoyer par le pays des missions des officiers au Pérou ; mais ces officiers ne pouvaient demeurer que trois jours dans le pays. Ils ne parlaient à aucun habitant, et quoiqu’ils se présentassent au nom du roi, ils étaient traités véritablement en étrangers suspects. Les jésuites, qui ont toujours conservé les dehors, firent servir la piété à justifier cette conduite, qu’on put qualifier de désobéissance et d’insulte : ils décla-