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CHAPITRE LXXXII.

L’Allemagne, la France, l’Espagne, tout ce qui n’était pas en Italie grande ville commerçante, était absolument sans police. Les bourgades murées de la Germanie et de la France furent saccagées dans les guerres civiles. L’empire grec fut inondé par les Turcs. L’Espagne était encore partagée entre les chrétiens et les mahométans arabes, et chaque parti était déchiré souvent par des guerres intestines. Enfin du temps de Philippe de Valois, d’Édouard III, de Louis de Bavière, de Clément VI, une peste générale enlève ce qui avait échappé au glaive et à la misère.

Immédiatement avant ces temps du xive siècle, on a vu les croisades dépeupler et appauvrir notre Europe. Remontez depuis ces croisades aux temps qui s’écoulèrent après la mort de Charlemagne : ils ne sont pas moins malheureux, et sont encore plus grossiers. La comparaison de ces siècles avec le nôtre (quelques perversités et quelques malheurs que nous puissions éprouver) doit nous faire sentir notre bonheur, malgré ce penchant presque invincible que nous avons à louer le passé aux dépens du présent.

Il ne faut pas croire que tout ait été sauvage : il y eut de grandes vertus dans tous les États, sur le trône et dans les cloîtres, parmi les chevaliers, parmi les ecclésiastiques ; mais ni un saint Louis ni un saint Ferdinand ne purent guérir les plaies du genre humain. La longue querelle des empereurs et des papes, la lutte opiniâtre de la liberté de Rome contre les Césars de l’Allemagne et contre les pontifes romains, les schismes fréquents, et enfin le grand schisme d’Occident, ne permirent pas à des papes élus dans le trouble d’exercer des vertus que les temps paisibles leur auraient inspirées. La corruption des mœurs pouvait-elle ne se pas étendre jusqu’à eux ? Tout homme est formé par son siècle : bien peu s’élèvent au-dessus des mœurs du temps. Les attentats dans lesquels plusieurs papes furent entraînés, leurs scandales autorisés par un exemple général, ne peuvent pas être ensevelis dans l’oubli. A quoi sert la peinture de leurs vices et de leurs désastres ? à faire voir combien Rome est heureuse depuis que la décence et la tranquillité y règnent. Quel plus grand fruit pouvons-nous retirer de toutes les vicissitudes recueillies dans cet Essai sur les mœurs que de nous convaincre que toute nation a toujours été malheureuse jusqu’à ce que les lois et le pouvoir législatif aient été établis sans contradiction ?

De même que quelques monarques, quelques pontifes, dignes d’un meilleur temps, ne purent arrêter tant de désordres ; quelques bons esprits, nés dans les ténèbres des nations septentrionales, ne purent y attirer les sciences et les arts.