Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
130
SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

tres soit élevé au-dessus d’eux par la fortune et par ses places, ceux même qui ont reçu de lui des bienfaits portent l’envie jusqu’à la fureur. Virgile à son aise fut l’objet des calomnies de Mévius.

Ce vice est, à la vérité, de toutes les conditions, parce qu’il appartient à la nature humaine. Tout homme est jaloux de la prospérité de ceux qui sont de cet état, ou de l’état desquels il croit être. Le potier porte envie au potier[1], et Eschine à Démosthène. Quand Boileau dit de Chapelain :

Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire ;
Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire.

Satire IX.


c’est comme si Boileau signait : Je suis jaloux.

La Beaumelle dit au public : « Il y a eu de meilleurs poëtes que Voltaire, il n’y en a point eu de mieux récompensés. Il a sept mille écus de pension. Le roi de Prusse comble les gens de lettres de bienfaits, par les mêmes principes que les princes d’Allemagne comblent de bienfaits les nains et les bouffons[2]. »

La Beaumelle, en cette occasion, devient le Boileau, et Voltaire est le Chapelain.

J’avouerai que j’ai fait autrefois, je ne sais comment, un poëme épique comme Chapelain ; mais je voudrais consoler les esprits de la trempe de La Beaumelle, en leur apprenant que quand le monarque dont il parle me fit renoncer, dans ma vieillesse, à ma famille, à ma maison, à une partie de ma fortune, à mes établissements, pour m’attacher à sa personne, je crus pouvoir, sans honte, recevoir en dédommagement une pension d’un roi qui en donne à des princes. Il me semble d’ailleurs que je ne suis pas extrêmement bouffon. Je me flatte peut-être ; mais ce n’est pas en cette qualité que le roi de Prusse me demanda au roi mon maître, comme un roi de Cappadoce demanda autrefois à un empereur romain un pantomime. Il me demanda comme un homme qui avait répondu pendant seize années à ses bontés prévenantes ; il me demanda pour cultiver avec lui une langue dont il a fait la seule langue de sa cour, pour cultiver des arts dans lesquels il a signalé son génie ; et ce qui fait, ce me semble, honneur à ces mêmes arts, à ma nation, et à la philosophie de

  1. Voyez tome VI du Théâtre, page 169, l’épître dédicatoire des Lois de Minos ; et, tome X, page 179, une des notes de la satire intitulée les Cabales.
  2. Voyez le texte de La Beaumelle, dans la note 2 de la page 90.