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DEUXIÈME PARTIE.

ce monarque, c’est qu’il daigna descendre jusqu’à me retenir auprès de lui, comme son ami, titre qu’autrefois des rois, et même des empereurs, donnèrent à de simples hommes de lettres tel que je le suis. Je rapporte le fait pour encourager mes confrères. Je suis le bûcheron à qui le dieu Mercure donna une cognée d’or. Tous les bûcherons vinrent demander des cognées. Au reste, en opposant ce mot d’ami, dont un grand roi a daigné se servir, à ce mot de bouffon dont se sert La Beaumelle, on peut croire que c’est sans la moindre vanité. On sait ce que ce terme signifie dans la bouche et au bout de la plume d’un souverain. Ce n’est que l’expression d’une excessive bonté, dont jamais l’inférieur ne peut abuser, et qui ne fait qu’augmenter son respect. Et si l’amitié subsiste si rarement entre des égaux ; si tant de faux rapports, tant de petites jalousies, tant de faiblesses auxquelles nous sommes sujets, altèrent entre les particuliers cette liaison que l’on nomme amitié, combien est-il plus aisé de perdre celle d’un roi, qui n’est jamais autre chose que protection et un peu de bonne volonté dans un homme supérieur ! Il aperçoit bien mieux qu’un autre nos défauts et nos fautes, et il a seulement plus d’occasions d’exercer une des vertus les plus convenables aux rois, l’indulgence.

Quoi qu’il en soit, il est très-aisé que le roi de Prusse trouve un meilleur poëte que moi, un académicien plus utile, un écrivain plus instruit, quand ce ne serait que M. de La Beaumelle ; mais il n’en trouvera point de plus attaché à sa personne et à sa gloire. J’avais cru faire plaisir à tant d’écrivains qui valent mieux que moi de remettre à Sa Majesté les pensions et les honneurs dont elle m’avait comblé[1]. J’ai cru que le seul honneur convenable à un homme de lettres était de cultiver les lettres jusqu’au dernier moment de sa vie, et qu’il pouvait renoncer aux pensions, aux cordons, aux clefs, comme on quitte une robe de bal et un masque pour rentrer paisiblement dans sa maison. Les La Beaumelle me répondront que le roi de Prusse m’a rendu ces honneurs avec une bonté qui les fâche : je leur dirai de ne se point décourager ; et je leur conseillerai de continuer à travailler, de parler désormais des souverains vivants, et de leurs gou-

  1. Colini raconte que, dix jours après la brûlure de la Diatribe du docteur Akakia (conséquemment le 3 janvier 1753), Voltaire avait renvoyé au roi de Prusse sa clef de chambellan et la croix de l’ordre du Mérite ; mais que, le même jour après midi, le roi les fit reporter à Voltaire. Voltaire dit aussi que le roi eut la bonté de lui rendre tout ; voyez, dans la Correspondance, la lettre à M. de La Virotte, du 28 janvier 1753.