Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/173

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par le peuple au Palais-Royal, ne produisirent pas une apparence de sédition. Enfin ce fameux système de Lass, qui semblait devoir ruiner la régence et l’État, soutint en effet l’un et l’autre par des conséquences que personne n’avait prévues.

La cupidité qu’il réveilla dans toutes les conditions, depuis le plus bas peuple jusqu’aux magistrats, aux évêques et aux princes, détourna tous les esprits de toute attention au bien public, et de toute vue politique et ambitieuse, eu les remplissant de la crainte de perdre et de l’avidité de gagner. C’était un jeu nouveau et prodigieux, où tous les citoyens pariaient les uns contre les autres. Des joueurs acharnés ne quittent point leurs cartes pour troubler le gouvernement. Il arriva, par un prestige dont les ressorts ne purent être visibles qu’aux yeux les plus exercés et les plus fins, qu’un système tout chimérique enfanta un commerce réel et fit renaître la compagnie des Indes[1], établie autrefois par le célèbre Colbert et ruinée par les guerres. Enfin, s’il y eut beaucoup de fortunes particulières détruites, la nation devint bientôt plus commerçante et plus riche. Ce système éclaira les esprits, comme les guerres civiles aiguisent les courages.

Ce fut une maladie épidémique qui se répandit de France en Hollande et en Angleterre ; elle mérite l’attention de la postérité, car ce n’était point l’intérêt politique de deux ou trois princes qui bouleversait des nations. Les peuples se précipitèrent d’eux-mêmes dans cette folie, qui enrichit quelques familles, et qui en réduisit tant d’autres à la mendicité. Voici quelle fut l’origine de cette démence, précédée et suivie de tant d’autres folies.

Un Écossais nommé Jean Law, que nous nommons Jean Lass[2], qui n’avait d’autre métier que d’être grand joueur et grand calculateur, obligé de fuir de la Grande-Bretagne pour un meurtre[3], avait dès longtemps rédigé le plan d’une compagnie qui payerait en billets les dettes d’un État, et qui se rembourserait par les profits. Ce système était très-compliqué ; mais, réduit à ses justes bornes, il pouvait être très-utile[4]. C’était une imitation

  1. Voyez tome XIV, page 498 ; ci-après, chapitre xxix ; et le chapitre Ier des Fragments historiques sur l’Inde.
  2. Dans les Mémoires infidèles de la régence on le dit le fils d’un orfèvre. On appelle en anglais orfèvre, goldsmith, un dépositaire d’argent, espèce d’agent de change. (Note de Voltaire.) — Voyez, sur l’origine de la prononciation Lass, la note 2 de la page 60.
  3. Il avait tué en duel son adversaire.
  4. Desmarets n’avait pas moins accepté de Lass un projet de banque sur un très-large plan. Mais disons tout de suite que Voltaire n’est pas ici un juge impartial, et qu’il lui serait même bien difficile de l’être. Il appartenait par reconnaissance