Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/328

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insulter la nation la plus ancienne et la plus policée de la terre parce que quelques malheureux ont voulu dérober à des Anglais, par des larcins et par des gains illicites, la vingt-millième partie tout au plus de ce que les Anglais allaient voler par force aux Espagnols dans la mer de la Chine ? Il n’y a pas longtemps que les voyageurs éprouvaient des vexations beaucoup plus grandes dans plus d’un pays de l’Europe. Qu’aurait dit un Chinois[1] si, ayant fait naufrage sur les côtes de l’Angleterre, il avait vu les habitants courir en foule s’emparer avidement à ses yeux de tous ses effets naufragés ?

Le Commodore ayant mis son vaisseau en très-bon état à Macao, par le secours des Chinois, et ayant reçu sur son bord quelques matelots indiens et quelques Hollandais qui lui parurent des hommes de service, il remet à la voile, feignant d’aller à Batavia, le disant même à son équipage, mais n’ayant en effet d’autre objet que de retourner vers les Philippines, à la poursuite de ce galion qu’il présumait être alors dans ces parages. Dès qu’il est en pleine mer, il fait part de son projet à tout son monde. L’idée d’une si riche prise les remplit de joie et d’espérance, et redoubla leur courage.

Enfin, le 9 juin 1743, on découvre ce vaisseau, qu’on poursuivait depuis si longtemps d’un bout de l’hémisphère à l’autre. Il avançait vers Manille, monté de soixante-quatre canons, dont vingt-huit n’étaient que de quatre livres de balle à cartouche. Cinq cent cinquante hommes de combat composaient l’équipage. Le trésor qu’il portait n’était que d’environ quinze cent mille piastres en argent, avec de la cochenille[2], parce que tout le trésor, qui est d’ordinaire le double, ayant été partagé, la moitié avait été portée sur un autre galion.

Le Commodore n’avait sur son vaisseau le Centurion que deux cent quarante hommes. Le capitaine du galion, ayant aperçu l’ennemi, aima mieux hasarder le trésor que perdre sa gloire en fuyant devant un Anglais, et fit force de voiles hardiment pour le venir combattre.

La fureur de ravir des richesses, plus forte que le devoir de les conserver pour son roi, l’expérience des Anglais, et les manœuvres savantes du commodore, lui donnèrent la victoire. Il n’eut que deux hommes tués dans le combat : le galion perdit soixante et sept hommes tués sur les ponts, et il eut quatre-vingt-

  1. Voyez tome XI, page 174.
  2. Huit millions de valeur. (G. A.)