Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/368

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grande partie à la compagnie des Indes : la petite armée française partagea douze cent mille francs. Tous les officiers furent mieux récompensés qu’ils ne l’auraient été d’aucune puissance de l’Europe.

Dupleix reçut Mouza-Fersingue dans Pondichéry, comme un grand roi fait les honneurs de sa cour à un monarque voisin. Le nouveau soubab, qui lui devait sa couronne, donna à son protecteur quatre-vingt aldées, une pension de deux cent quarante mille livres pour lui, autant pour Mme  Dupleix, une de quarante mille écus pour une fille de Mme  Dupleix, du premier lit. Chandasaeb, bienfaiteur et protégé, fut nommé vice-roi d’Arcate. La pompe de Dupleix égalait au moins celle des deux princes. Il alla au-devant d’eux, porté dans un palanquin, escorté de cinq cents gardes précédés d’une musique guerrière, et suivi d’éléphants armés.

Après la mort de son protégé Mouza-Fersingue, tué dans une sédition de ses troupes, il nomma encore un autre roi, et il en reçut quatre petites provinces en don pour la compagnie. On lui disait de toutes parts qu’il ferait trembler le Grand Mogol avant un an. Il était souverain en effet : car, ayant acheté une patente de vice-roi de Carnate à la chancellerie du Grand Mogol même pour la somme modique de deux cent quarante mille livres, il se trouvait égal à sa créature Chandasaeb, et très-supérieur par son crédit. Marquis en France, et décoré du grand cordon de Saint-Louis, ces faibles honneurs étaient fort peu de chose en comparaison de ses dignités et de son pouvoir dans l’Inde. J’ai vu des lettres où sa femme était traitée de reine[1]. Tant de succès et de gloire éblouirent alors les yeux de la compagnie, des actionnaires, et même du ministère. La chaleur de l’enthousiasme fut presque aussi grande que dans les commencements du système, et les espérances étaient bien autrement fondées, car il paraissait que les seules terres concédées à la compagnie rapportaient environ trente-neuf millions annuels. On vendait, année commune, pour vingt millions d’effets en France au port de Lorient ; il semblait que la compagnie dût compter sur cinquante millions par année, tous frais faits. Il n’y a point de souverain en Europe, ni peut-être sur la terre, qui ait un tel revenu quand toutes les charges sont acquittées.

L’excès même de cette richesse devait la rendre suspecte.

  1. La Johanna Begum, comme on l’appelait, entretenait avec l’Inde entière une correspondance diplomatique. (G. A.)