Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/385

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florissante jeunesse, plus de la moitié de l’argent comptant qui circulait dans le royaume, sa marine, son commerce, son crédit. On a cru qu’il eût été très-aisé de prévenir tant de malheurs en s’accommodant avec les Anglais pour un petit terrain litigieux vers le Canada ; mais quelques ambitieux, pour se faire valoir et se rendre nécessaires, précipitèrent la France dans cette guerre fatale. Il en avait été de même en 1741. L’amour-propre de deux ou trois personnes suffit pour désoler toute l’Europe[1]. La France avait un si pressant besoin de cette paix qu’elle regarda ceux qui la conclurent comme les bienfaiteurs de la patrie. Les dettes dont l’État demeurait surchargé étaient plus grandes encore que celles de Louis XIV. La dépense seule de l’extraordinaire des guerres avait été, en une année, de quatre cents millions : qu’on juge par là du reste. La France aurait beaucoup perdu quand même elle eût été victorieuse.

Les suites de cette paix si déshonorante et si nécessaire furent plus funestes que la paix même. Les colons du Canada aimèrent mieux vivre sous les lois de la Grande-Bretagne que de venir en France ; et quelque temps après, quand Louis XV eut cédé à la couronne d’Espagne la Nouvelle-Orléans et tout le pays qui s’étend sur la rive droite du Mississipi, il arriva, pour comble de douleur et d’humiliation, que les officiers du roi d’Espagne condamnèrent à être pendus les officiers du roi de France qui ne se soumirent à eux qu’avec répugnance. Le procureur général, son gendre, d’anciens capitaines chevaliers de Saint-Louis, des négociants, des avocats, ayant fait quelques représentations sur les formalités qu’il convenait d’observer, le commandant envoyé d’Espagne les invita à dîner ; on leur fit leur procès au sortir de table, on les condamna à la corde, et par grâce on les arquebusa : ce qui est, dit-on, plus honorable. Le commandant qui fit cette étrange exécution était ce même O-reilly, Irlandais au service d’Espagne, qui fit battre depuis l’armée espagnole par les Algériens. Cette défaite a été publique en Europe et en Afrique, et l’indigne mort des officiers du roi de France dans la Nouvelle-Orléans est encore ignorée.

  1. Voltaire veut désigner Marie-Thérèse d’Autriche, Élisabeth de Russie, la marquise de Pompadour, ainsi que le cardinal de Bernis. (G. A.)