Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/444

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de Dieu, et créer comme lui un monde avec la parole ; mais bientôt toutes ces folies de la philosophie sont réprouvées des sages, et même ces édifices fantastiques, détruits par la raison, laissent dans leurs ruines des matériaux dont la raison même fait usage.

Une extravagance pareille a infecté la morale. Il s’est trouvé des esprits assez aveugles pour saper tous les fondements de la société en croyant la réformer. On a été assez fou pour soutenir que le tien et le mien[1] sont des crimes, et qu’on ne doit point jouir de son travail ; que non-seulement tous les hommes sont égaux, mais qu’ils ont perverti l’ordre de la nature en se rassemblant : que l’homme est né pour être isole comme une bête farouche ; que les castors, les abeilles, et les fourmis, dérangent les lois éternelles en vivant en république.

Ces impertinences, dignes de l’hôpital des fous, ont été quelque temps à la mode, comme des singes qu’on fait danser dans les foires.

Elles ont été poussées jusqu’à ce point incroyable de démence qu’un je ne sais quel charlatan sauvage a osé dire, dans un projet d’éducation[2], « qu’un roi ne doit pas balancer à donner en mariage à son fils la fille du bourreau, si les goûts, les humeurs, et les caractères, se conviennent ». La théologie n’a pas été à couvert de ces excès : des ouvrages dont la nature est d’être édifiants sont devenus des libelles diffamatoires qui ont même éprouvé la sévérité des parlements[3], et qui devaient aussi être condamnés par toutes les académies, tant ils sont mal écrits.

Plus d’un abus semblable a infecté la littérature ; une foule d’écrivains s’est égarée dans un style recherché, violent, inintelligible, ou dans la négligence totale de la grammaire. On est parvenu jusqu’à rendre Tacite ridicule[4]. On a beaucoup écrit dans ce siècle ; on avait du génie dans l’autre. La langue fut portée, sous Louis XIV, au plus haut point de perfection dans tous

  1. J.-J. Rousseau, dans son Discours sur les fondements de l’inégalité.
  2. Ces propres paroles se trouvent dans le livre intitulé Émile, tome IV, page 178. — Voici le texte d’Émile, livre V : « Il y a une telle convenance de goûts, d’humeurs, de sentiments, de caractères, qui devrait engager un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner, sans balancer, à son fils la fille avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-elle la fille du bourreau ».
  3. Le 24 septembre 1756 la chambre des vacations rendit un arrêt portant défense de publier et d’imprimer un mandement de l’archevêque de Paris (Beaumont), du 10 du même mois, daté de Conflans où le prélat était exilé depuis le 2 décembre 1754 ; voyez ci-dessus, pages 378, 381, 383, etc., et le Dictionnaire philosophique, au mot Commission, in fine.
  4. La Bletterie.