Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/89

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temps aux peuples de l’Occident et du Nord. Il est constant que les Gaules, la Germanie, l’Angleterre, tout le Septentrion, étaient plongés dans l’idolâtrie la plus barbare quand les tribunaux du vaste empire de la Chine cultivaient les mœurs et les lois, en reconnaissant un seul Dieu dont le culte simple n’avait jamais changé parmi eux. Ces vérités évidentes devaient justifier les expressions du jésuite Lecomte. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne.

L’abbé Boileau, frère de Despréaux, non moins critique que son frère, et plus ennemi des jésuites, dénonça, en 1700, cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif et singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses et hardies. Il est l’auteur du livre des Flagellants, et de quelques autres de cette espèce. Il disait qu’il les écrivait en latin, de peur que les évêques ne le censurassent ; et Despréaux, son frère, disait de lui : « S’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. » Il déclama violemment contre les jésuites et les Chinois, et commença par dire que « l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien ». Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats : un docteur, nommé Lesage, opina qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères les plus robustes s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente ; mais enfin la Sorbonne déclara les louanges des Chinois fausses, scandaleuses, téméraires, impies, et hérétiques.

Cette querelle, qui fut aussi vive que puérile, envenima celle des cérémonies ; et enfin le pape Clément XI envoya, l’année d’après, un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque-là qu’on la jugeait à Rome et à Paris. Cela est plus absurde que si la république de Saint-Marin se portait pour médiatrice entre le Grand Turc et le royaume de Perse.

L’empereur Kang-hi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens qui prêchaient leur religion dans son empire ne s’accordaient point entre eux, et que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’empire, et qu’on soupçonnait