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LIVRE QUATRIÈME.


fantassins qui tentèrent le passage, aucun n’arriva à l’autre bord.

Tandis que les débris de l’armée étaient dans cette extrémité, le prince Menzikoff s’approchait avec dix mille cavaliers, ayant chacun un fantassin en croupe. Les cadavres des Suédois morts, dans le chemin, de leurs blessures, de fatigue et de faim, montraient assez au prince Menzikoff la route qu’avait prise le gros de l’armée fugitive. Le prince envoya au général suédois un trompette pour lui offrir une capitulation. Quatre officiers généraux furent aussitôt envoyés par Levenhaupt pour recevoir la loi du vainqueur. Avant ce jour, seize mille soldats du roi Charles eussent attaqué toutes les forces de l’empire moscovite, et eussent péri jusqu’au dernier plutôt que de se rendre ; mais, après une bataille perdue, après avoir fui pendant deux jours, ne voyant plus leur prince, qui était contraint de fuir lui-même, les forces de chaque soldat étant épuisées, leur courage n’étant plus soutenu par aucune espérance, l’amour de la vie l’emporta sur l’intrépidité[1]. Il n’y eut que le colonel Troutfetre qui, voyant approcher les Moscovites, s’ébranla avec un bataillon suédois pour les charger, espérant entraîner le reste des troupes : mais Levenhaupt fut obligé d’arrêter ce mouvement inutile. La capitulation fut achevée, et cette armée entière fut faite prisonnière de guerre. Quelques soldats, désespérés de tomber entre les mains des Moscovites, se précipitèrent dans le Borysthène. Deux officiers du régiment de ce brave Troutfetre s’entre-tuèrent, le reste fut fait esclave[2]. Ils défilèrent tous en présence du prince Menzikoff, mettant les armes à ses pieds, comme trente mille Moscovites avaient fait neuf ans auparavant devant le roi de Suède, à Narva. Mais, au lieu que le roi avait alors renvoyé tous ces prisonniers moscovites qu’il ne craignait pas, le czar retint les Suédois pris à Pultava.

Ces malheureux furent dispersés depuis dans les États du czar, mais particulièrement en Sibérie, vaste province de la Grande-Tartarie, qui, du côté de l’orient, s’étend jusqu’aux frontières de l’empire chinois[3]. Dans ce pays barbare, où l’usage du pain n’était pas même connu, les Suédois, devenus ingénieux par le besoin, y exercèrent les métiers et les arts dont ils pouvaient avoir quelque teinture. Alors toutes les distinctions que la fortune met entre les hommes furent bannies. L’officier qui ne

  1. Les deux phrases qui suivent ne sont pas dans les premières éditions.
  2. Autre phrase ajoutée.
  3. Même sort fut réservé à nos soldats après la campagne de Russie. (G. A.)