Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
309
LIVRE SEPTIÈME.


qu’on arrêtât tous ceux qui se présenteraient auprès de la mosquée avec des placets.

Villelongue savait cet ordre, et n’ignorait pas qu’il y allait de sa tête. Il quitta son habit franc, prit un vêtement à la grecque, et, ayant caché dans son sein la lettre qu’il voulait présenter, il se promena de bonne heure près de la mosquée où le Grand Seigneur devait aller. Il contrefit l’insensé, s’avança en dansant au milieu de deux haies de janissaires, entre lesquelles le Grand Seigneur allait passer ; il laissait tomber exprès quelques pièces d’argent de ses poches pour amuser les gardes.

Dès que le sultan approcha, on voulut faire retirer Villelongue ; il se jeta à genoux, et se débattit entre les mains des janissaires : son bonnet tomba ; de grands cheveux qu’il portait le firent reconnaître pour un Franc ; il reçut plusieurs coups, et fut très-maltraité. Le Grand Seigneur, qui était déjà proche, entendit ce tumulte, et en demanda la cause. Villelongue lui cria de toutes ses forces : Amman ! amman ! miséricorde ! en tirant la lettre de son sein. Le sultan commanda qu’on le laissât approcher. Villelongue court à lui dans le moment, embrasse son étrier, et lui présente l’écrit en lui disant : « Suet kral dan ; c’est le roi de Suède qui te le donne.» Le sultan mit la lettre dans son sein, et continua son chemin vers la mosquée. Cependant on s’assure de Villelongue, et on le conduit en prison dans les bâtiments extérieurs du sérail.

Le sultan, au sortir de la mosquée, après avoir lu la lettre, voulut lui-même interroger le prisonnier. Ce que je raconte ici paraîtra peut-être peu croyable ; mais enfin je n’avance rien que sur la foi des lettres de M. de Villelongue lui-même[1] ; quand un si brave officier assure un fait sur son honneur, il mérite quelque créance. Il m’a donc assuré que le sultan quitta l’habit impérial, comme aussi le turban particulier qu’il porte, et se déguisa en officier des janissaires, ce qui lui arrivait assez souvent. Il amena avec lui un vieillard de l’île de Malte, qui lui servit d’interprète. À la faveur de ce déguisement, Villelongue jouit d’un honneur qu’aucun ambassadeur chrétien n’a jamais eu : il eut tête à tête une conférence d’un quart d’heure avec l’empereur turc. Il ne manqua pas d’expliquer les griefs du roi de Suède, d’accuser les ministres, et de demander vengeance avec d’autant plus de

  1. Cela est fort exact. On peut voir à la Bibliothèque les lettres de M. de Villelongue à Voltaire, et la confirmation des faits qui y sont rapportés, sauf l’entrevue avec le sultan, qui reste douteuse.