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LIVRE SEPTIÈME.


Charles, pour n’être point vu de cette multitude, se mit un carreau sur la tête.

La Porte se fit prier quelques jours de souffrir qu’il habitât à Démotica, petite ville à six lieues d’Andrinople, près du fameux fleuve Hébrus, aujourd’hui appelé Mérizza. Coumourgi dit au grand vizir Soliman : « Va, fais avertir le roi de Suède qu’il peut rester à Démotica toute sa vie : je te réponds qu’avant un an il demandera à s’en aller de lui-même ; mais surtout ne lui fais point tenir d’argent. »

Ainsi on transféra le roi à la petite ville de Démotica, où la Porte lui assigna un thaïm considérable de provisions pour lui et pour sa suite ; on lui accorda seulement vingt-cinq écus par jour en argent, pour acheter du cochon et du vin, deux sortes de provisions que les Turcs ne fournissent pas ; mais la bourse de cinq cents écus par jour qu’il avait à Bender lui fut retranchée.

À peine fut-il à Démotica avec sa petite cour qu’on déposa le grand vizir Soliman ; sa place fut donnée à Ibrahim Molla, fier, brave et grossier à l’excès. Il n’est pas inutile de savoir son histoire, afin que l’on connaisse plus particulièrement tous ces vice-rois de l’empire ottoman, dont la fortune de Charles a si longtemps dépendu.

Il avait été simple matelot à l’avènement du sultan Achmet III. Cet empereur se déguisait souvent en homme privé, en iman ou en dervis ; il se glissait le soir dans les cafés de Constantinople et dans les lieux publics pour entendre ce qu’on disait de lui, et pour recueillir par lui-même les sentiments du peuple. Il entendit un jour ce Molla qui se plaignait que les vaisseaux turcs ne revenaient jamais avec des prises, et qui jurait que s’il était capitaine de vaisseau il ne rentrerait jamais dans le port de Constantinople sans ramener avec lui quelque bâtiment des infidèles. Le Grand Seigneur ordonna dès le lendemain qu’on lui donnât un vaisseau à commander, et qu’on l’envoyât en course. Le nouveau capitaine revint quelques jours après avec une barque maltaise et une galiote de Gênes. Au bout de deux ans on le fit capitaine général de la mer, et enfin grand vizir. Dès qu’il fut dans ce poste, il crut pouvoir se passer du favori, et, pour se rendre nécessaire, il projeta de faire la guerre aux Moscovites : dans cette intention il fit dresser une tente près de l’endroit où demeurait le roi de Suède.

Il invita ce prince à l’y venir trouver avec le nouveau kan des Tartares, et l’ambassadeur de France. Le roi, d’autant plus altier qu’il était malheureux, regardait comme le plus sensible des affronts qu’un sujet osât l’envoyer chercher : il ordonna à son chan-