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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE I.


extrême simplicité ne leur a pas encore permis de former des notions abstraites : le sentiment seul les dirige ; et c’est peut-être une preuve incontestable que les hommes aiment la justice par instinct, quand leurs passions funestes ne les aveuglent pas.

On persuada quelques-uns de ces sauvages de se laisser conduire à Moscou. Tout les y frappa d’admiration. Ils regardèrent l’empereur comme leur dieu, et se soumirent à lui donner tous les ans une offrande de deux martres zibelines par habitant. On établit bientôt quelques colonies au delà de l’Oby et de l’Irtis[1] ; on y bâtit même des forteresses. Un Cosaque fut envoyé dans le pays en 1595, et le conquit pour les czars avec quelques soldats et quelque artillerie, comme Cortès subjugua le Mexique ; mais il ne conquit guère que des déserts.

En remontant l’Oby, à la jonction de la rivière d’Irtis avec celle de Tobolsk, on trouva une petite habitation dont on a fait la ville de Tobolsk[2], capitale de la Sibérie, aujourd’hui considérable. Qui croirait que cette contrée a été longtemps le séjour de ces mêmes Huns qui ont tout ravagé jusqu’à Rome sous Attila, et que ces Huns venaient du nord de la Chine ? Les Tartares usbecks ont succédé aux Huns, et les Russes aux Usbecks. On s’est disputé ces contrées sauvages, ainsi qu’on s’est exterminé pour les plus fertiles. La Sibérie fut autrefois plus peuplée qu’elle ne l’est, surtout vers le midi : on en juge par des tombeaux et par des ruines.

Toute cette partie du monde, depuis le soixantième degré ou environ jusqu’aux montagnes éternellement glacées qui bornent les mers du Nord, ne ressemble en rien aux régions de la zone tempérée ; ce ne sont ni les mêmes plantes, ni les mêmes animaux sur la terre, ni les mêmes poissons dans les lacs et dans les rivières.

Au-dessous de la contrée des Samoyèdes est celle des Ostiaks le long du fleuve Oby. Ils ne tiennent en rien des Samoyèdes, sinon qu’ils sont, comme eux et comme tous les premiers hommes, chasseurs, pasteurs et pêcheurs ; les uns sans religion, parce qu’ils ne sont pas rassemblés ; les autres, qui composent des hordes, ayant une espèce de culte, faisant des vœux au principal objet de leurs besoins ; ils adorent, dit-on, une peau de mouton[3], parce que rien ne leur est plus nécessaire que ce bétail ; de même que les anciens Égyptiens agriculteurs choisissaient un bœuf, pour

  1. En russe, Irtisch. (Note de Voltaire.)
  2. En russe, Tobolskoy. (Id.)
  3. Dans la variante rapportée page 389, Voltaire dit qu’on peut substituer une peau d’ours à la peau de mouton. (B.)