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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV.


sieurs citoyens, plusieurs strélitz, embrassèrent les opinions d’Abakum : le parti se fortifia ; un certain Raspop[1] en fut le chef[2]. Les sectaires enfin entrèrent dans la cathédrale, où le patriarche et son clergé officiaient : ils le chassèrent, lui et les siens, à coups de pierres, et se mirent dévotement à leur place pour recevoir le Saint-Esprit. Ils appelaient le patriarche loup ravisseur dans le bercail, titre que toutes les communions se sont libéralement donné les unes aux autres. On courut avertir la princesse Sophie et les deux jeunes czars de ces désordres ; on fit dire aux autres strélitz qui soutenaient la bonne cause que les czars et l’Église étaient en danger. Le parti des strélitz et bourgeois patriarcaux en vint aux mains contre la faction des abakumistes ; mais le carnage fut suspendu dès qu’on parla de convoquer un concile. Aussitôt un concile s’assemble dans une salle du palais : cette convocation n’était pas difficile ; on fit venir tous les prêtres qu’on trouva. Le patriarche et un évêque disputèrent contre Raspop, et, au second syllogisme, on se jeta des pierres au visage. Le concile finit par couper le cou à Raspop et à quelques-uns de ses fidèles disciples, qui furent exécutés sur les seuls ordres des trois souverains, Sophie, Ivan et Pierre.

Dans ce temps de trouble, il y avait un knès, Chovanskoi, qui, ayant contribué à l’élévation de la princesse Sophie, voulait, pour prix de ses services, partager le gouvernement. On croit bien qu’il trouva Sophie ingrate. Alors il prit le parti de la dévotion et des raspopites persécutés ; il souleva encore une partie des strélitz et du peuple au nom de Dieu : la conspiration fut plus sérieuse que l’enthousiasme de Raspop. Un ambitieux hypocrite va toujours plus loin qu’un simple fanatique. Chovanskoi ne prétendait pas moins que l’empire ; et, pour n’avoir désormais rien à craindre, il résolut de massacrer, et les deux czars, et Sophie, et les autres princesses, et tout ce qui était attaché à la famille czarienne. Les czars et les princesses furent obligés de se retirer au monastère de la Trinité, à douze lieues de Moscou. C’était à la fois un couvent, un palais et une forteresse, comme Mont-Cassin, Corbie, Fulde. Kempten, et tant d’autres, chez les chrétiens du rite latin. Ce monastère de la Trinité appartient aux moines basiliens ; il est entouré de larges fossés et de remparts de briques garnis d’une artillerie nombreuse. Les moines possédaient quatre lieues de pays à la ronde. La famille czarienne y était en sûreté, plus encore par la

  1. Raspop signifie prêtre excommunié : ce n’est point un nom propre.
  2. 1682, 16 juillet n. st. (Note de Voltaire.)